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LA GASPÉSIE DANS TOUS SES ÉTATS :

GRANDEURS ET MISÈRES DU DÉVELOPPEMENT RÉGIONAL AU QUÉBEC

Thèse Matthias Rioux (Université Laval 2018)
extrait: page 150 à 158



La Gaspésie sous domination anglo-normande: l’empire Robin


Au cours du 19e siècle, les entrepreneurs anglophones sont les maîtres de la région. Ils y implantent des entreprises notamment dans les domaines des pêcheries et de l’exploitation forestière. Les francophones, devenus majoritaires dans la région à la fin du siècle, constituent une réserve de main-d’œuvre bon marché que les entrepreneurs anglosaxons et loyalistes exploiteront sans scrupule (Keable, 1996, p. 52). Deux phénomènes expliquent l’exceptionnelle croissance de la population francophone de la Gaspésie à cette époque. Keable et Desjardins et al. s’accordent pour dire que le premier tient à la fécondité des femmes canadiennes-françaises catholiques, « obligées » de procréer. L’Église catholique interdisant la contraception, et la finalité du mariage étant de fonder une famille, la démographie s’en trouve augmentée. Le deuxième phénomène, tout aussi vraisemblable, tient au fait que les travaux en mer et en forêt sont physiquement épuisants dû en partie à la rigueur du climat nordique de la Gaspésie. Le travail manuel pénible ne convenait pas aux anglophones, un grand nombre s’en retournèrent dans leur pays. Selon Desjardins et al, les Canadiens français, plus robustes et habiles à exécuter ces travaux exigeants, se sont imposés progressivement comme main-d’œuvre abondante et peu coûteuse pour les commerçants anglais (Bélanger et collab, 1981, p. 230-231). 


Au début du 19e siècle, de 1766 à 1802, la base industrielle et commerciale des activités de pêche prend un caractère permanent. La domination des commerçants anglonormands sur les pêcheries va durer un siècle et demi. C’est la période au cours de laquelle Charles Robin et plusieurs compatriotes des Îles anglo-normandes vont asseoir leur domination sur la pêche à la morue et sa transformation (salée et séchée) en produit d’exportation vers l’Europe et l’Amérique du Sud. La Gaspésie devient un carrefour industriel majeur de l’Est du Canada. Entre 1840 et 1960, la pêche connaît ses meilleures années. L’industrie se développe au Québec selon les règles du capitalisme anglo-saxon soutenu par l’État. Dans son étude sur les disparités régionales en Gaspésie, Maryse Grandbois, se référant aux témoignages entendus devant la Commission Tremblay (1953- 1956), explique que la Gaspésie est isolée, les pêches tout comme l’agriculture et les forêts sont pillées. Cependant la morue connaît ses meilleures années pendant la période 1840-1867. Elle ajoute que :


«C’est aussi à cette époque que se constitue le capitalisme au Québec. Celui-ci se développe d’emblée comme un capitalisme d’État, anglophone et nordaméricain, en association continuelle avec l’État et les grands partis politiques canadiens, et dans l’ombre du capitalisme américain. Le capitalisme maritime n’échappe pas à ce constat. Le gouvernement consolide la position des firmes jersiaises, dont il reconnaît la contribution importante au développement des pêcheries canadiennes.»  (1983, p. 494).


L’héritage laissé en Gaspésie par les Robin demeure un sujet controversé. La culture entrepreneuriale des marchands jersiais va engendrer la misère et la révolte chez les pêcheurs et semer le désordre dans la région. Les auteurs d’Histoire de la Gaspésie soutiennent que les entrepreneurs jersiais et guernesiais prennent « le contrôle des pêcheries les plus importantes, dont celles de la Baie-des-Chaleurs et de la Côte de Gaspé jusqu’à Percé ». Ils précisent que la concentration industrielle est partie prenante de la philosophie entrepreneuriale des Robin. L’industrie des pêches, contrôlée par quelques mains, a connu l’élimination d’anciennes entreprises anglaises, canadiennes et même anglo-normandes (Desjardins et collab., 1999, p. 168). L’appât du gain est le mobile premier des marchands. Le passage du temps en a fait des employeurs sans scrupule. Après la guerre d’indépendance et la fin des perturbations anglo-américaines dans le commerce des pêches, les activités reprennent sur la côte de Gaspé. Des centaines de commerçants sont à la recherche de la morue gaspésienne. La concurrence est vive entre les commerçants désireux de s’approprier la ressource, écrivent les auteurs. Des entreprises naissent, pour disparaître après quelques années, incapables de  soutenir la concurrence et les conflits commerciaux entre les puissances maritimes de la France, de l’Angleterre et des États-Unis.


Outre les travaux des auteurs d’Histoire de la Gaspésie et les publications de l’historien Mario Mimeault, d’autres intellectuels Gaspésiens vont se pencher sur les péripéties de l’homme d’affaires natif de l’île Jersey. Les recherches menées depuis plusieurs décennies par le professeur et historien Jean-Marie Thibeault et le poète et essayiste Sylvain Rivière sur l’industrie des pêches dans l’Est du pays, ont jeté un éclairage particulier sur les ramifications de l’empire Robin dans la région. Les traces ethnolinguistiques laissées par les « Jersiais qui ont fait souche et qui sont à même aujourd’hui de nous raconter le souvenir de cet héritage normand » (Rivière, 2013, p. 99) sont encore présentes dans la péninsule. Les souvenirs amers laissés par leur mode de gestion ont fait de Paspébiac l’endroit central du grand commerce de morue des Robin. Souvenirs amers faisant dire à Rivière (2013, p. 99) que « l’entreprise des Robin devint un vaste monopole. Ce fut au détriment du pêcheur gaspésien réduit en quelque sorte à l’esclavage ». L’influence exercée par l’entrepreneur Charles Robin sur le commerce de la morue ne se dément pas. Les historiens parlent des frères Francis et Philip Janvrin, Jersiais d’origine, émules des Robin. Ils ouvrent en 1798 une entreprise de pêche sur l’île Bonaventure. Dans la première moitié du 19e siècle, l’entreprise va étendre son influence de Percé jusqu’au nord de la baie de Gaspé. L’entreprise entrepose son poisson à Gaspé et le vend en Europe et en Amérique du Sud et devient ainsi la deuxième en importance après la Charles Robin & Company. (Desjardins et collab, 1999, p. 239-240)


La concurrence n’entrave pas le développement de la Charles Robin Company. L’entreprise bouleverse l’industrie des pêches et la vie des pêcheurs gaspésiens au cours du 19e siècle et une partie du 20e . Dès son arrivée en 1766, Charles Robin découvre rapidement le riche potentiel halieutique de la région. Forcé de retraiter à Jersey, à cause de la guerre de l’Indépendance américaine et la destruction d’une partie de ses installations, il revient en 1783 pour s’y installer à demeure. Il crée la Charles Robin & Company et la Robin Jones & Withman, dont le siège social est à Paspébiac. Rapidement, la compagnie Robin & Co. est devenue, au milieu du 19e siècle, la plus grande entreprise exportatrice de poisson de l’Est du Canada et le principal employeur de la région, avec des établissements à Percé et à Grande-Rivière (Bélanger, 1981, p. 238).


Les spécialistes sont divisés sur le rôle et l’influence de Charles Robin comme entrepreneur gaspésien. La plupart utilisent avec contentement l’hyperbole d’exploiteur  pour qualifier l’homme. Pour l’essayiste Jacques Keable, la réponse est sans équivoque : « c’est un escroc » (Keable, 1996, p. 40-51). Il cite Michel Émard, lequel n’est guère plus tendre et qui le qualifie de « Prodigieux opportuniste […] ». D’autres, plus nuancés, dont l’historien Mimeault, décrivent le rayonnement de l’empire Robin sur le territoire gaspésien et des Maritimes comme un atout indéniable pour le développement de l’Est-du-Québec. Cependant, tous reconnaissent que la philosophie de gestion du Jersiaias est mercantile. Mimeault prétend que « La Robin » a servi de modèle à ses concurrents. À ceux qui présentent Robin comme un profiteur éhonté, Mimeault répond que la compagnie a mis sur pied une industrie qui a permis un débouché au poisson gaspésien et donné du travail à la région pendant plus de 100 ans (Mimeault, 1998, p. 3).


Fallu met en évidence une réalité qu’il convient de résumer. L’auteur fait remarquer que les Robin et leurs émules ont manqué de vision et n’ont pas su prendre le virage technologique qu’imposaient les nouvelles exigences du commerce mondial du poisson au début du 20e siècle. Pendant plus d’un siècle, ils ont circonscrit l’industrie de la pêche aux produits salés séchés, avec des techniques dépassées, alors que le marché exigeait des produits frais (Fallu, 2004, p. 31). Les lignes qui suivent nous apprendront que les Robin ont privilégié le profit aux technologies, que leur conservatisme industriel a marginalisé la Gaspésie et compromis son développement.



Monopole et subordination


Les commerçants jersiais vont imposer un modèle de développement des pêcheries dont l’impact sur l’économie gaspésienne sera considérable. D’autres tenteront l’aventure, mais sans succès. John Le Boutillier sera l’exception en entrant avec l’installation de postes à Percé, à l’Anse-aux-Griffon, à Mont-Louis et à Sainte-Anne-des-Monts. Quant à William Hyman, un adepte de l’idéologie Robin, il crée une entreprise de pêche à GrandeGrave qui fera long feu. Les marchands jersiais avaient un avantage considérable sur leurs concurrents : ils disposaient de capitaux importants et parlaient un peu français. Ces atouts leur permettaient de s’installer et de communiquer facilement avec les pêcheurs français et acadiens de la Gaspésie (Keable, 1996, p. 168). À l’évidence, les Jersiais étaient les maîtres du jeu économique en Gaspésie.


La fin de la révolution américaine et la fermeture des marchés britanniques aux Américains vont apporter de l’eau au moulin de Charles Robin. Le rayonnement de son entreprise s’étend sur la presque totalité du territoire gaspésien. L’entreprise est en  situation de quasi-monopole et sa prospérité est sans entrave de 1820 à 1870. Il se livrera, pendant plus d’un siècle, à l’exploitation des pêcheurs. Cette opinion est partagée par plusieurs chercheurs qui ont analysé cette période trouble de l’histoire de la Gaspésie. Keable cite le géographe Raoul Blanchard, que les intellectuels considèrent comme une référence; il décrit le système Robin en affirmant « qu’il était plus semblable à l’esclavage qu’à un système de libre trafic » (Keable, 1996, p. 168). L’empire Robin exerce une emprise considérable non seulement sur l’économie, mais sur la population en général. C’est la première société marchande d’envergure à s’installer en Gaspésie.

«En 1864, sur une population de 25 000 habitants, on calcule que la pêche morutière emploie 4 000 pêcheurs mobilisés sur une centaine de navires, occupant 800 à 900 marins. Le capital investi s’évalue à plusieurs millions de dollars.» (Fallu, 2004, p. 29)


L’entreprise poursuit son développement fulgurant, de la Gaspésie vers la CôteNord, et rayonne jusqu’au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Écosse dans les décennies subséquentes. Mario Mimeault (2004) reconnaît qu’il s’agit d’un empire sans précédent, comparable à la Hudson Bay Company. On comprendra aisément qu’un tel déploiement commercial ait conduit certains observateurs à qualifier de prospérité sans précédent le succès des Robin en Gaspésie.



L’assujettissement par le troc


Le modèle Robin de gestion était conçu de manière à rendre les pêcheurs dépendants de l’entreprise. Ils vendaient leurs poissons à bas prix et se procuraient au magasin de la Compagnie les outils, les agrès de pêche et les denrées de base pour leurs familles. Mimeault reconnaît que le modèle jersiais repose sur le jeu du crédit et de l’endettement. Le système est à l’avantage exclusif de la Charles Robin & Company dont fonctionnement est le suivant :


«Ainsi, vend-il à crédit le matériel dont les pêcheurs ont besoin pour commencer leur saison, et en remet le paiement à la fin de la campagne. Entre-temps, il enregistre dans ses livres les achats dont les familles ont besoin pour leur subsistance. Si le débiteur solde son compte en fin de parcours, tout est pour le mieux. Dans le cas contraire, commence pour lui un cycle d’endettement difficile à briser.» (Mimeault, 2004, p. 92-93)


Mimeault se fait réaliste et découvre une évidence en ajoutant que « si un pêcheur se trouve redevable à la fin de la saison de pêche, la compagnie exige d’être payée en morue séchée et, dans le cas où cette dernière se trouverait en surplus de comptes, elle propose à son client un remboursement en épicerie, en vêtements et en d’autres biens de consommation. » (2004, p. 93). Quoiqu’il advienne, il n’y avait pas d’échange d’argent entre les Robin et les pêcheurs.


L’auteur, sans adhérer totalement au modèle Robin, essaie d’expliquer sa pertinence. Prétextant qu’un tel système existait dans tous les secteurs économiques au Québec, il devint en région un système avantageux pour l’employeur soucieux de fidéliser la clientèle et sécuriser les approvisionnements d’une année à l’autre. Mimeault n’a pas jugé utile d’expliquer l’aspect dégradant de la stratégie d’affaire de la Robin : le système des « pitons », jetons échangeables uniquement au magasin de la compagnie. Il en arrive à la conclusion que le mode d’affaires des Robin de la façon suivante : « Dans le pire des cas, la sujétion du pêcheur s’en trouve renforcée et dans le meilleur des mondes, l’argent liquide n’étant pas là autant pour le marchand que pour le client, cette mesure permet au moins à l’économie de fonctionner ». Que dire alors de la sujétion des pêcheurs qui en furent victimes (Mimeault, 2004, p. 93). Doit-on conclure de l’analyse de Mimeault que malgré le sort réservé aux pêcheurs l’économie gaspésienne aurait connu une période de progrès?


Fallu est plus explicite. Il écrit : « La compagnie s’organise pour être le seul fournisseur des pêcheurs pour ses réserves alimentaires, son matériel de pêche et ses autres biens et marchandise de consommation » (Fallu, 2004, p. 29). La compagnie contrôlant le prix des produits échangés et celui du poisson, les pêcheurs étaient prisonniers d’un employeur qui engrangeait les profits sur tous les fronts. Dans le but de fidéliser davantage les pêcheurs et mieux les assujettir au troc, les Robin, prétextant la rareté de l’argent liquide, vont instaurer le système de pitons évoqué plus haut. Un système de jetons, répétons-le, que les pêcheurs utilisaient pour l’achat de marchandises aux magasins de la compagnie uniquement.


L’économiste Esdras Minville, dans une étude portant sur la chasse et la pêche, consacre un chapitre au problème social du pêcheur. Il décrit l’assujettissement dont sont prisonniers les pêcheurs par ce système. « Le traitement fait aux pêcheurs gaspésiens par certaines maisons de commerce dont le nom appartient désormais à la légende est de l’assujettissement des « pêcheurs à gage » puisqu’ils vivaient en totale dépendance des marchands. Autant le reconnaître tout de suite : il n’est pas, dans la province de Québec, un métier plus précaire que celui de pêcheur ». L’économiste estime que « le mot servage est à peine trop fort pour désigner leur état. » (Minville, 1946, p. 153). Il qualifiera de troc le système mis en place par les marchands :


«Les achats de poisson étaient payés en marchandises, au prix du marchand. Double bénéfice. Il était exceptionnel que le pêcheur touchât la moindre somme d’argent sonnant. […] En revanche, Il était fréquent que, tout compte réglé, il restât en dette. Le régime du troc ainsi pratiqué dans les régions de pêche entraînait presque fatalement l’assujettissement de la population aux marchands.»  (Minville, 1946, p. 153)


Le pamphlet de Keable sur La révolte des pêcheurs gaspésiens montre que Charles Robin construisit son empire selon un système crapuleux. « Les Robin, mercantilistes et libéraux comme pas un, vont mettre le profit au-dessus de tout, en exploitant les richesses de la mer et les populations qui en vivaient ». « Une forme d’esclavage s’est installée », nous dit le géographe Raoul Blanchard, cité par Keable, qui en rajoute : « Des shylocks, rien de moins » (1996, p. 40).


Mgr Joseph-Octave Plessis, premier archevêque du diocèse de Québec (1819), en visite sur le territoire gaspésien, utilisera l’expression serfs pour décrire la situation de dépendance imposée aux pêcheurs par les marchands anglais (Keable, 1996, p. 42). Outre son parti pris pour les pêcheurs, Plessis, membre du Conseil législatif du BasCanada, collabore avec le pouvoir colonial, s’oppose au gouverneur Ramsay et à la domination sur la société du Bas-Canada par la bourgeoisie anglo-canadienne. Pendant son règne, il s’investit dans les affaires civiles, dans la défense des travailleurs contre les abus des entreprises anglaises, réaffirme l’autorité de l’Église catholique face au pouvoir envahissant du gouvernement colonial et encourage l’enseignement primaire dans les paroisses.


Le témoignage de Timothée Auclair est éclairant. Citoyen instruit et influent d’un petit village (Rivière-à-Claude) situé sur le versant nord la péninsule, il passe à l’histoire de sa région pour l’ampleur de son action sociale, agricole et éducative. Très tôt, il a constaté l’extrême pauvreté et la solitude des familles de pêcheurs. Ses pérégrinations comme maître de poste (1857 à 1860) l’ont conduit dans tous les villages du littoral entre SainteAnne-des-Monts et Rivière-au-Renard. Il devient rapidement un témoin privilégié de son époque. Du reste, ses écrits en témoignent. Sa connaissance intime de la dépendance des pêcheurs face à l’Empire Robin a fait d’un modeste employé fédéral un éveilleur de conscience. La livraison du courrier aux Gaspésiens lui a appris qu’ils étaient, sauf de rares exceptions, tous pêcheurs. De la Charles Robin & Company, sans toutefois la nommer, il écrira :


«Une compagnie achetait à vil prix le produit de leur pêche et leur vendait, à un prix très élevé, les effets dont ils avaient besoin et que seule, elle pouvait leur fournir. L’automne, elle fermait ses livres exigeant que tout ce qui lui était dû fût payé avant que ses employés quittent la localité pour l’hiver. Elle refusait tout crédit aux pauvres, même aux pères des familles très nombreuses. J’ai vu des familles ne manger que de l’orge bouillie pendant tout un hiver. Heureusement, il y avait à cette époque des porcs-épics en quantité et ce gibier, en leur fournissant la viande nécessaire dans un si rude climat, a sauvé la vie à plusieurs familles.» (Auclair, 1963 (texte de 1923), p. 175)

La citation établit clairement que c’est de la Charles Robin & Company dont parle le postier.


Les Robin et leurs héritiers ont perpétué un système d’exploitation d’une efficacité telle, qu’elle retient même l’attention des poètes et des auteurs de fiction. Dans son roman intitulé Mademoiselle personne, la romancière Marie-Christine Bernard évoque cette période trouble de l’histoire de la Gaspésie, en soulignant que :


«Le monopole des Jersiais était tellement bien établi qu’il semblait parfaitement immuable. Les gens naissaient, entraient dans le cycle installé par les armateurs étrangers, se tuaient au travail et mouraient esclaves sans qu’on leur fasse la grâce du cercueil. Car c’était un esclavage, ça. Christ de Christ, tu ne me feras pas accroire que ce n’en était pas un. » (Bernard, 2008, p. 87)


L’auteure parle de l’esclavage des pêcheurs gaspésiens et du travail des enfants obligés de quitter l’école pour aller jigger la morue pour aider la famille à survivre. Elle qualifie le système de honteux :


«Le gars de la compagnie te donnait, en anglais et en arrondissant au plus bas, le poids de ta journée de travail sous forme de tickets qui ne pouvaient s’échanger qu’au magasin de la compagnie où on te vendait, en anglais et à un prix vilement fixé par eux, la farine, le lard, les pois et la mélasse qui faisaient ton ordinaire. Ton travail ne pesant pas assez lourd sur leurs balances, tu finissais par faire des dettes. On créditait alors la farine, le lard, les pois et la mélasse sur ta prochaine saison de pêche. Au printemps suivant, tu te trouvais donc obligé de reprendre la mer pour rembourser tes dettes, et tu sortais ton fils de l’école parce que ton ouvrage ne suffisant plus à nourrir la famille qui s’agrandissait grâce aux bons conseils du curé. C’est comme ça que les pêcheurs de génération en génération sont demeurés prisonniers de ce cercle infernal. Il a fallu bien du courage aux créateurs des premières coopératives pour tenir tête aux Jersiais.» (Bernard, 2008, p. 87-88)


John Le Boutillier, commis des Robin pendant plusieurs années, fonde son entreprise de pêcherie. Orphelin adopté par les Robin, il organise son commerce sous le nom de William Fruing & Company qui contrôle les pêcheries de Mont-Louis à l’Échourie. Les entrepreneurs, qui vont s’ajouter vont perpétuer la philosophie de La Robin et  accentuer la mise en place d’un modèle d’affaires répressif. La cruauté des marchands jersiais pousse les pêcheurs à la révolte en 1909.


Croupissant sous le poids des dettes, les travailleurs de la mer lancent un cri de ralliement et en appellent à la solidarité de tous. Ils veulent exercer un rapport de force sur l’entrepreneur, l’obligeant à négocier et ultimement à conclure une entente sur la valeur du quintal de morue. La compagnie offre 3,50 $ pour un quintal, soit 112 livres de morue salée-séchée au lieu de 120 livres ou plus. « Parce qu’un quintal, ce n’est pas seulement beaucoup de « morue sec », c’est aussi beaucoup de travail. Et pas seulement pour le pêcheur : toute sa famille, femme et enfants » (Keable, 1996, p. 78).


La situation devient explosive, car 10 ans plus tôt, la compagnie payait 6,00 $ le quintal. La brutalité de la décision engendre la colère des pêcheurs. Ces derniers appréhendent la famine; ils se sentent floués. La révolte est imminente. Ils sont jeunes, mais le souvenir de la rébellion de 1886 à Paspébiac vient les hanter. À cette époque, la situation avait tourné à la catastrophe parce que les pêcheurs, privés d’argent et de crédit, ont dû piller les magasins des compagnies pour se nourrir. Ils ne veulent pas vivre ce que leurs pères et leurs grands-pères ont subi dans l’amertume quelques années auparavant.

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