EN REMONTANT LE FLEUVE
sur les traces de ma mère
DÉPART POUR LA FRANCE AUTOMNE 1933
À l’automne de 1933 mon père décida de m’envoyer étudier en France. J’avais commencé l’année scolaire à Saint-Paul lorsqu’un jour il pleuvait et le chauffeur n’était pas venu me chercher, comme il en avait l’habitude lorsqu’il faisait mauvais. Je rentre donc à pied et le lunch n’est pas préparé. Ma mère n’est pas là. La cuisinière est affolée. Je demande ce qui se passe et elle me répond : « ta mère va téléphoner. » Je lui réponds « je vais être en retard pour l’école. » Elle me dit « tu ne te retournes pas. » Ma mère me téléphone et me dit de venir la rejoindre chez Eaton avec le chauffeur, dans le département des enfants. J’ai 12 ans. Lorsque j’arrive au magasin toujours furieuse je dis à ma mère : « je ne bouge pas sans savoir ce qui se passe ».
Elle me répond : « nous partons pour l’Europe dans deux jours! » J’étais complètement bouleversée à la pensée de quitter mon père et mes amies. En plus, mon père avait promis à monsieur Janin avec lequel il était en relation d’affaires, de permettre à sa fille Germaine, de nous accompagner. Ma mère serait sa chaperonne. Ses parents espéraient lui faire oublier un amoureux assidu. La veille du départ mon père a des appréhensions à l’idée de rester seul avec une ménagère (Mme Matte) plutôt sévère et un chauffeur (M. Bélisle). Mon père ne sachant pas conduire était à sa merci. Il était convenu que je partais pour faire mes études en France et il viendrait nous rejoindre pour les vacances d’été. Au Havre nous fûmes rencontrées par monsieur Lepage. Il était un exportateur avec qui mon père faisait affaire pour avoir des bons vins et des conserves. Il fut un guide très dévoué. Je ne doute pas qu’il fut bien rémunéré.
Nous étions en pension au 6 rue de l’Université chez Mademoiselle Durieux, amie du sénateur Dandurand. C’était une vieille fille. Elle me paraissait très vieille. Sans doute plus jeunes que moi en ce moment! Elle était myope, habillée de longues robes noir. Elle avait un chat qui sautait de son cou sur la table de la salle à manger et balayait nos assiettes avec sa queue! Elle croyait à la métempsychose. La conversation était toujours très animée. Le matin, la cuisinière, grosse Émilie, rentrait dans notre chambre en savate avec un petit déjeuner sur un plateau. « Bonjour Mesdames» elle criait avec un grand sourire!
photo: Simone de Beauvoir autour de 5 ans
J’étais inscrite au cours Désir, rue Jacob, qui était la continuité de la rue de l’Université de l’autre côté de la rue des Saints-Pères. Donc à cinq minutes de la pension. Les professeurs étaient des religieuses sécularisées. Nous étions dans une grande salle avec pupitre et lorsque l’heure des cours sonnait, nous descendions dans une pièce avec une grande table au milieu. Il y avait des chaises le long des murs pour les parents ou les institutrices qui désiraient assister au cours. Les élèves étaient assises autour de la table, et le professeur nous questionnait sous forme de débat. Une des premières questions qui me fut posée était : « que pensez-vous de Victor Hugo? Avez-vous lu les Misérables?» Elle a passé à une autre élève quand elle a vu mon embarras! Je fus intéressée d’apprendre que Simone de Beauvoir était un élève du Cours Désir.