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LA VIE PARISIENNE

À l'époque, plusieurs Canadiens étudient à Paris.  L'élite de demain, des peintres, sculpteurs, architectes, médecins, chanteurs d'opéras qui étudient mais aussi qui font la fête et sont assez solidaires les uns des autres.  Ils ont formé un cercle, la Boucane, et se rencontrent sur une base régulière.  Et puis les weekends à Versailles ou à Fontainebleau, les escapades en Bretagne, les sorties avec Suzor Côté et Marchand,  ce dernier qui parfois débarque chez les sœurs Le Boutillier le midi avec poulet, corbeille de fruits, pâtisseries et champagne! 


Parmi tous les Canadiens à Paris, Hélène semble apprécier le plus Albert Jeannotte, un ténor canadien, qui devient un ami, un frère, un compagnon d'étude et de chant.  Il l'accompagne souvent lors des sorties à l'Exposition ou aux concerts à l'Opéra.

«Nous nous sommes très bien accordés lui et moi.  Jamais un mot amer depuis qu'il m'a rencontrée à la gare `mon arrivée.  Je n'ai pas une seule cause de plainte de lui.  Je ne connais pas de garçon plus gentil, plus sympathique - Je crois qu'il dit la même chose de moi, car il semble m'estimer beaucoup - hors l'amitié la plus sympathique, il n'existe pas, ni d'une part, ni de l'autre, l'ombre d'un autre sentiment plus tendre!!!  Je l'atteste sur la Grosse Bible, -  mais si tous les garçons qui restent après lui (il a annoncé son départ) étaient tous comme lui, nous serions une société d'élite et d'une charmante distinction

Éva travaille comme hôtesse au pavillon canadien et les deux sœurs Le Boutillier consacrent une bonne partie de leurs loisirs au site de l'exposition que ce soit pour visiter des pavillons, assister à des concerts ou tout simplement sortir dans des cafés ou bars sur le site.
 
Par contre, l'adaptation n'est pas nécessairement facile pour ces Gaspésiennes ayant été éduquées par les religieuses au couvent. Bien qu'elles soient cultivées, le choc culturel est important et les mœurs françaises diffèrent de celles du Canada.  Paris est parfois considérée comme une ville de débauches et de perdition  par les bien-pensants. Ça fait déjà vingt ans que la France a expulsé les congrégations religieuses et nationalisé l'enseignement alors que le Québec vit encore sous le joug de l'Église catholique.

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photo:Opéra-Comique


Dans une de ses premières lettres à sa sœur Alice, Hélène écrit:


«Je suis allée à l'Opéra comique avec Marchand qui vient et me ramène en voiture sans fuss - j'ai donc vu Manon, oui c'est beau la musique splendide mais le fond de l'histoire ça ne laisse pas une impression de justice,, de noblesse chrétienne un prêtre qui quitte le cloître pour sa maîtresse qui vient de sortir et qui, dit-il, est prête aux courroux du ciel plutôt de renoncer à son amour et ça s'embrasse tout le long (du bois comme la chanson) de la pièce - et j'ai discuté de cela avec mon camarade (Marchand) qui soutenait que ça montrait la puissance de notre sexe sur tout homme!».  Enfin, nous ne nous sommes pas battus, tu comprends!  Il m'amènera toujours tant que je serai gentille pour lui et je me garde gracieuse!  Côté (Suzor) qui était à la campagne revient à Paris cette semaine il a dit «Tu sais Marchand, il faut que tu m'amènes aussi chez Mlle LeB» (Lettre d'Hélène à sa sœur, 18 février 1900)


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Les sœurs Le Boutillier logent dans une chambre de bonne sous les combles, comme plusieurs étudiants et artistes qu'elles fréquentent.  Si leur vie matérielle semble modeste, l'entourage culturel est riche.  Le voisin d'en face est pianiste, celui d'à côté, peintre.  Heureusement, les deux sœurs peuvent compter sur nombre d'amis, surtout canadiens, pour les accompagner dans leur découverte de la Ville Lumières. 


« Samedi nous sommes allés à une matinée à l'Opéra Comique, Françoise, le notaire Théberge, Éva, Jeannotte et moi, les deux messieurs payaient pour les dames, belle musique, un acte de plusieurs opéras.  Le soir, repos calme à la maison.  Vis-à-vis, un peu plus bas que nos fenêtres de l'autre côté de la rue, il y a un pianiste qui joue continuellement et le soir, un ami vient souvent et ils jouent à deux pianos des choses ravissantes jusqu'à minuit- en ce moment il joue du Chopin - c'est un travailleur -  le peintre à côté c'est un poli garçon qui peint de 9hrs du matin à 10hrs du soir - il est d'une ardeur, il peint en ce moment, il est juste dans la fenêtre...» (extrait d'une lettre du 25 avril 1900 d'Hélène à sa maman, Hélène Têtu).

Dans sa correspondance avec sa mère et ses sœurs à Montréal, Hélène parle souvent des dépenses auxquelles elle doit faire face et se plaint un peu du train de vie d'Éva..  En plus du loyer et du coût des repas, les deux sœurs doivent s'habiller pour maintenir un certain standing, Éva comme hôtesse à l'Exposition et Hélène comme cantatrice, sans compter les nombreuses sorties, surtout du côté d'Éva, beaucoup plus mondaine.  Hélène a du mal à joindre les deux bouts et réalise que plusieurs de ses consœurs sont soit de riches américaines ou canadiennes ou bien sont entretenues par des hommes fortunés.  Il est clair aussi que les filles Le Boutillier ne cuisinent pas, ayant adopté la formule pension.  En écrivant cette phrase, je me rends compte que je n'ai jamais vu ma grand-mère, TaneTane (Éva Le Boutillier) cuisiner.    


«En ce moment Éva part pour son bureau.  Elle s'arrange les ongles en me priant de lui prêter de l'argent.  Je passe mon temps à faire les calculs et les comptes et je trouve que ça ne paie pas de prêter.  Je louche souvent en défaillance en regardant mon porte-monnaie.  Elle a besoin du double de salaire qu'elle a!  Il lui faut encore une robe, elle ne peut mettre sa robe grise qui ne fait que pour les visites ou le théâtre et qui coûte 160 francs, 32 piastres, et qui est très simple, son chapeau de $8.00 piastres, l'autre de $5.00, un bleu et un sailor -  elle a fait arranger la robe bleue de soie pour aller à la soirée canadienne - elle a acheté une robe de soie foulard bleue qui lui reviendra à 28 piastres, elle l'aura cette semaine - moi ma robe grise et manteau me reviennent à 135 francs -  Éva me recommande de ne pas vous parler de cela car vous ne connaissez pas l'énormité des prix de Paris cela vous étonne!  Enfin il y aura une de la famille qui saura ce que ça coûte pour vivre par ici - et si nous étions obligés de payer $60.00 de pension que ferions-nous? (Hélène fait ici référence  à la pension d'une Mlle Galbraith qu'elle connaît). Nous payons $ 25.00 pour la chambre et à peu près 12 à 15 piastres pour manger.  Quand je prendrai des leçons de mise en scène, cela coûtera 80 francs, $6.00 par mois à part le tramway pour me rendre là - c'est 10 francs (2 piastres la leçon) il en faudra 2 par semaine - il serait temps aussi que j'aie mon accompagnatrice qui chargera 4 francs l'heure et que pour bien faire je devrais avoir trois fois par semaine cela ferait 12 francs par semaine cela fait près de 10 piastres par mois, comme tu vois!  Et pour apprendre par coeur, il faudrait absolument faire comme les autres - Mlle Fisher qui se prépare pour le théâtre me disait hier que si elle n'avait pas de l'argent à elle, elle ne se déciderait jamais à vivre ici se préparant pour la scène - son père lui a laissé de l'argent pour qu'elle soit indépendante et comme elle a du talent elle se livre à l'art, mais, elle a tout ce qu'il lui faut, pas besoin de compter sur rien ni personne- et même quand elle sera engagée elle ne comptera pas sur les salaires pour vivre.  C'est très agréable de poursuivre ainsi une carrière où les femmes pauvres sont si souvent obligées de s'abaisser pour avoir assez pour suffire à leurs dépenses-  je suis allée avec elle à sa leçon de mise en scène c'est très intéressant - elle est très avancée, elle est prête à prendre un engagement, elle est bonne comédienne....  je me demande si je ferai tous ces gestes avec grâce -  ce qui doit être difficile c'est de continuer quand les autres chantent à faire des gestes - enfin je commencerai cela au mois d'octobre...»

(Lettre du 18 et 22 mai:  Hélène à sa famille)

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Hélène semble parfois manqué de confiance en sa capacité comme chanteuse alors que plusieurs occasions de chanter s'offrent à elle.  Elle trouve qu'elle n'est pas encore prête, bien qu'elle reconnaisse avoir progressé.


« ... les gens ne comprennent pas cela - et cela peut me faire tort de chanter-  J'ai été demandée pour une soirée que le club canadien donne à la «Boucane», mais non - j'ai peur des compatriotes plus que tous!


 Malheureusement, nous n'avons pas de lettres écrites par Éva lors de ce séjour à Paris et les détails de son séjour à Paris nous viennent de la correspondance de sa soeur Hélène.

On peut supposer que celle-ci, ayant rencontré Marchand avant l'arrivée d'Éva, ait présenté celui-ci à sa soeur



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Même si parfois Hélène se sent seule et trouve qu'Éva sort beaucoup, elle apprécie la gentillesse de Marchand et considère qu'il ferait un très bon parti pour sa soeur Éva qui peut parfois être un tantinet cinglante avec son compagnon.  Voici ce qu'elle écrit le 14 septembre 1900:


«Vendredi midi à trois heures moins quart.  Je n'ai qu'un moment car je veux m'habiller pour rencontrer Marchand et Éva à l'Exposition puis nous allons sortir, je ne sais trop où - nous venons de dîner tous trois - Éva s'est disputée avec lui au sujet de l'étiquette à table et ailleurs, c'était drôle de voir le dialogue - Éva trouve les Français très grossiers et mangeant mal à table, lui les défend!  Il va bien faire son possible pour qu'Éva le trouve de son goût, enfin je ne sais pas si toutes les généreuses galanteries la décideront - ce matin elle me disait: «Je vais lui faire des bêtises bien vite comme à tous les admirateurs du passé!»  Je lui ai dit qu'il  fallait le conserver, c'est un bon garçon et qui a un avenir fortuné; il ne faut pas le lâcher comme cela.»

En 1902, à son retour de Paris, Hélène Le Boutillier acceptera la demande en mariage du docteur Arthur Lavoie qui avait été un bon ami une dizaine d'années auparavant.  Entre-temps, il s'était marié, avait eu deux filles mais se retrouva veuf au bout de 10 ans.  Ils auront six enfants  avant qu'Hélène ne meure assez subitement en 1912 à l'âge de 40 ans, elle aussi 10 ans après le mariage.  Elle suivait ainsi sa petite sœur Hermione noyée à l'âge de 7 ans en 1892 et son frère disparu dans le fleuve Saint-Laurent en 1910 à l'âge de 30 ans. 

photo:  Restaurant le Train Bleu (Gare de Lyon) inauguré en 1900

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