top of page

Lettres de Jules Poivert
à Lisa Le Boutillier
été 1912

Jules Poivert, qui a commencé à enseigner à l'École Polytechnique de Montréal à l'automne 1909, passe ses étés en France et notamment à Paris dans son appartement du 48  rue d'Assas.  Les deux séjours précédents, il retrouvait l'effervescence culturelle de son quartier latin avec un grand enthousiasme.  Avant 1912, il n'avait pas d'attache sentimentale à Montréal.  Cette fois, ce n'est pas parèil. 

 

En lisant les lettres ci-dessous, on retrouve non seulement

les thèmes qui sont chers à Jules Poivert mais aussi son

style d'écriture et son sens de l'humour aiguisé. 

Le 10 de chaque mois, il rappelle leur anniversaire,

réitère son affection pour Lisa et son espoir qu'un

jour cet amour sera partagé.  Il s'ennuie d'elle et

se demande si elle lui écrira.  Parfois, il se plaint

de son silence.  Par contre, chacune de ses lettres

comporte une partie drôle, légère et souvent taquine.

 

Avant le départ de Poivert pour la France, un événement tragique frappe la famille Le Boutillier le 24 mai 1912.  Hélène Le Boutillier, soeur d'Éliza, d'Éva, d'Alice,  décéde subitement.  Elle laisse aussi dans le deuil sa mère Hélène (Têtu).  Jules Poivert enverra un billet à Éliza pour lui offrir ses condoléances ainsi qu'à sa famille.  Cela explique les allusions à des nouvelles facheuses ou à des événements tristes dans les lettres du mois de juin.  Il est difficile de savoir dans quel état d'esprit Éliza se trouvait en cet été 1912 et comment elle pouvait réagir aux pitreries de Jules Poivert.  Nous n'avons qu'une version.

En plus de mettre des mots dans la bouche ou des idées dans la tête d'Éliza , Poivert critique ses propres missives et fait des commentaires sur la qualité de la correspondance.  Nous commençons par quelques unes de ses remarques.

img208.jpg

Ne soyez pas trop surprise si je vous écris si souvent, Mademoiselle Lisa. Ici, tout comme à Montréal, mon plus grand bonheur est de penser à vous. Par contre, le téléphone me fait un peu défaut, mais je me console en pensant que ce qui fait le désespoir de l’un assure la tranquillité de l’autre. 

Votre bon ami Jules Poivert

img177.jpg

Mademoiselle

À chacun de mes envois de cartes postales, je suis sûr que vous pensez ceci : ces cartes sont bien belles, mais il y a toujours quelques sottises écrites sur le verso. Je préférerais les recevoir intactes pour pouvoir les regarder sans me cacher.

Bien deviné? Mademoiselle Lisa. 

Votre respectueux ami Jules Poivert

Mademoiselle Lisa

Sans nouvelles de vous depuis plus de 15 jours, je m’étais décidé la semaine dernière à consulter une voyante très réputée.  J’avais sur moi deux cheveux vous ayant appartenu. C’est plus qu’il n’en faut, comme vous le savez, pour obtenir des révélations sensationnelles. J’ai donc su que vous étiez à Saint Irénée avec vos amies, Mesdames Forget et Dorion. La voyante m’a appris bien d’autres choses qui m’ont ravi et que je garde pour moi.

Avant de partir    (les titres sont de l'auteur du site)

Mademoiselle 

 

Pardonnez-moi, Mademoiselle, de venir vous importuner dans un instant aussi douloureux, mais je ne puis m’éloigner du Canada sans vous avoir exprimé la part profonde que je prends à votre douleur et vous avoir, une dernière fois assuré de ma sincère et fidèle amitié

 

Je vous serais très obligé, Mademoiselle de présenter à madame votre mère et à vos sœurs l’expression de mes très sincères condoléances et de mes sentiments très respectueux.

 

Croyez Mademoiselle Lisa à mon profond respect

Jules Poivert 

Allan Line Royal Mail Steamers

 

Mademoiselle Lisa

J’ai quitté Montréal bien triste de ne vous avoir pas revue. J’aurais tant aimé vous faire mes adieux.

 

Dimanche après-midi, alors que le Scotian passait en vue du clocher de Sillery, ma pensée est allée vers vous. Je vous ai devinée, bien abattue, sans doute, ma pauvre enfant, peut-être en larmes comme le jour où, pour la dernière fois je vous téléphonai : vos dernières paroles m’avaient paru se perdre dans un sanglot.  (NDLA: Hélène Le Boutillier et son mari Jules-Arthur Lavoie habitaient Sillery).

 

Dans la journée de lundi j’ai aperçu les côtes de la Gaspésie qui m’ont encore parlé de vous puis plus que la mer et le ciel. Mais j’ai là, sur mon cœur, votre charmante image qui me sourit toujours de son sourire apeuré.

 

Sur ce steamer qui m’entraîne loin du Canada, loin de ma petite amie, me voici donc tout seul avec mes pensées. De longs mois s'écouleront avant l’époque du retour, mais quelque longue que soit l’absence, son cher souvenir, du moins, ne me trahira pas.

 

Permettez-moi, Mademoiselle, de me poser ici un grand point d'interrogation. Me donnerez-vous de vos nouvelles? Où resterai-je quatre mois sans entendre parler de vous? Les convenances s’opposent-elles à ce qu’une honnête jeune fille écrive à son ami? Je ne le pense pas. C’est votre petit cœur seul qui vous dictera votre ligne de conduite. Vous devinez tout le plaisir que me procurerait un petit mot tracé de votre main. Me le refuserez-vous Mademoiselle Lisa!

 

Vous connaissez sans doute la vie de bord, je vous apprendrai donc rien de nouveau en vous la décrivant. Une grande partie de son charme est subordonnée à l'attrait des personnes qui vous entourent. Or, pour une fois, je ne suis pas gâté.  Du côté féminin, ce ne sont que laids visages d’Anglaises dont la seule vue donne le mal de mer. Si vous avez adressé une prière à la vierge pour lui demander de me préserver des flirts, votre vœu est exaucé, Mademoiselle Lisa car je n’échange pas quatre mots par jour avec l’une quelconque de ces personnes de sexe neutre.

 

Ô Miss, Miss, Miss aux dents en touches de piano

Votre horrible jargon, dont je ne saisis mot

Troublant de la nuit, le silence

Je crois ouïr le cri lugubre du crapaud

Ou le croassement sinistre du corbeau

Dans mon charmant pays de France

 

La compagnie Allan serait bien avisée de communiquer, avant de délivrer ses billets, la photographie des futurs passagers. N’affiche-t-elle pas celle du navire?

 

Ah Mademoiselle Lisa, si vous étiez ici, comme nous ferions de belles promenades sur le deck, en nargant un peu ces Américains qui, avec leurs sans-gêne habituel accaparent tout le bateau.

 

Ô sirène d’Amérique

Sèche comme un coup de trique

Chaste comme un Bédivère

Tout n’est-t-il pas ton domaine?

Le bateau, le capitaine…

Et même le mal de mer

 

La fréquentation de ces dames étant impossible, je me console en causant avec les messieurs. Il y a heureusement à bord quelques Canadiens intéressants, les juges Chauveau et Roy de Québec, monsieur Delage etc. mais les journées me sembleraient bien longues si je ne me rabattais sur la bibliothèque. Là est encore le salut et les romans d’André Theuriet me procurent des instants agréables. Quelques-unes de ses héroïnes me rappellent parfois la charmante Lisa, et l’imagination aidant,  il semble que ce soient des nouvelles pages du roman de ma vie que je trouve écrites là.

 

Et lentement nous voguons vers la belle France, votre pays d’origine vers cette France que vous aspirez tant à voir. C’est là que votre bon ami va vivre dans l’attente de vos nouvelles.

Croyez Mademoiselle Lisa à ma profonde et respectueuse amitié

Jules Poivert

48 rue d’Assas

Fin mai ou début juin 1912

Jeudi 13 juin 1912 

Mademoiselle Lisa 

 

Il existe deux sortes de bonheur pour ceux qui aiment. Le premier est d'écrire à l’objet aimé. Le second est de recevoir de ses nouvelles. Je me contente pour l’instant du premier de ces bonheurs.

 

J'avais formé le projet de faire tantôt une belle promenade du côté de l’avenue des Champs-Élysées, mais après quelques instants de marche, le souvenir de certaines autres promenades fait en compagnie d’une charmante canadienne que je n’ai pas besoin de désigner plus clairement, venait détruire tout le plaisir de cette randonnée solitaire et j’abandonnais mon projet pour écrire à ma charmante amie.

 

Il y a aujourd’hui quatre semaines que nous nous sommes rencontrés pour la dernière fois. Vous en souvenez-vous Mademoiselle Lisa? C’était un jeudi soir. J’étais en visite chez monsieur Asselin lorsqu’un téléphone m’invitait à aller terminer la soirée à Westmount. Quoique Marchand n'eût fait aucune allusion à votre présence chez lui, je devinais que vous deviez encore être auprès de votre sœur souffrante et me hâtai de me trouver à ce rendez-vous. C’est ainsi que je goûtais le plaisir de passer une soirée entière à vos côtés. Je ne me doutais guère, alors que cette soirée était celle de nos adieux.

 

Me voici donc à Paris depuis huit jours. Si le service postal est bien organisé, vous devez  avoir reçu toutes mes cartes postales, probablement en bloc, quoique je les envoie au jour le jour, et vous vous êtes rendu compte que je ne bougeais guère de la capitale, malgré que certaines de ces cartes reproduisent des vues d’Orient.

 

Je ne quitterai Paris que dans deux semaines, c’est-à-dire vers le 25 juin, pour aller en Hollande, puis je partirai dans le midi de la France pour voir mes parents.

 

Les journées me semblent un peu longues, Mademoiselle Lisa et je n’ai pas retrouvé, à mon arrivée à Paris l’enthousiasme des deux années précédentes. Ma pensée serait-elle restée en route? Et ne promènerais-je ici qu’un corps sans âme? Je pense beaucoup à Montréal et à certaines personnes qui me sont chères. De là sans doute cette mélancolie que je ne puis arriver à dissiper. Et cependant je suis bien heureux de revoir tant de belles choses et de me retremper dans cette saine atmosphère d'art.

 

Pensez-vous un peu à moi? Mademoiselle Lisa, et si vous y pensez, ce souvenir vous est-il agréable ou importun? J’ai maintenant l’impression d’avoir été un peu crampon et d’avoir singulièrement abusé de votre patience. Je ne vous demanderai pas pardon, parce que j’agissais avec les intentions les plus pures et puis aussi parce qu’il est certain sentiment plus puissant que la raison. Mais peut-être serait-il bon d’avoir plus d’emprise sur soi. Je n’oserais même pas vous promettre d’être plus sage à l’avenir car je me souviens d’avoir manqué à cette promesse nombre de fois déjà. Mais n’est-ce pas déjà un commencement de sagesse que de prévoir à l’avance les sottises qu’on est à peu près sûr de faire? Et Dieu sait si je suis encore capable de faire des folies tant que je vivrai cette misérable existence de chemineau de la pensée. 

 

Lorsque je réfléchis sur le fait de l’année écoulée, je suis tout surpris qu’elle se résume, pour moi, un en une image, un nom. Vous devinez quels sont ce nom et cette image? Mademoiselle Lisa, et malgré votre scepticisme, plus apparent que réel d’ailleurs, peut-être accordez-vous quelques créances à cette sincère affirmation. Oui, permettez-moi de le répéter, j’ai vécu des heures d’amitié la plus pure et ce sont ces heures que je  regrette ici profondément. Encore, si j’avais l’espoir de recevoir de vos nouvelles? Je passe mon temps à me poser ce point d’interrogation: ma petite amie m’écrira-t-elle? Et j’ai peur d’un gros désappointement… c’est que depuis longtemps j’ai appris à connaître la farouche Mademoiselle Lisa ah! Certes je n’ai pas été gâté et j’ai pu vivre et dormir tranquillement à côté de mon téléphone sans crainte d’être troublé par sa sonnerie. Deux appels en six mois dont l’un, hélas pour m’annoncer une fâcheuse nouvelle. Et malgré tout je m’estime heureux puisque je conserve une amitié qui m’est précieuse puisque j’aspire à reprendre ce rôle de bon ami, au retour de mon trop long exil.

 

Vendredi 14 juin, j’ai interrompu cette lettre hier pour aller bouquiner sur les quais de la Seine. Je m’aperçois, en relisant, que je m’étais laissé, peu à peu gagner par la tendresse. Il était temps que je m’arrête : tout mon cœur aurait fondu, d’autant plus facilement que nous sommes en plein été. Aujourd’hui il pleut. Je viens d’accompagner monsieur et madame Beaugrand dans la visite du Bon Marché, de l’école des Beaux-Arts, du Palais des Monnaies, etc. et les ai quitté à 4h en prétendant un rendez-vous. Je n’ai qu’à moitié menti puisque me voici avec Mademoiselle Lisa. Malheureusement je cause seul.

 

Ah, vous pensez que je m’amuse follement en France. Eh bien détrompez-vous. J’ai tant de plaisir de toutes sortes que comme dernière distraction je me suis résolu à reprendre mes études d’anglais « A gentleman ons advertised for a boy to assist him in is office » ou « At what o clock may I call on you ». Comme vous n’êtes pas là pour vous moquer de ma prononciation, j’espère faire des progrès très rapides et « to fill a corner » (note: boucher un coin) à tous mes amis en Octobre prochain. Il est même possible qu’à l’avenir je vous écrive en anglais, mais je vous serais reconnaissant, si vous me répondiez de ne pas employer cette langue.

 

Je vous envoie ma photographie, prise sur le bateau par mon collègue Beaugrand. Elle n’est pas belle mais vous me reconnaîtrai sans doute, avec un peu de bonne volonté.

Je vous quitte Mademoiselle Lisa en vous souhaitant de bonnes vacances et vous prie de transmettre mon respectueux souvenir à votre chère maman.

 

Croyez Mademoiselle à ma respectueuse amitié

Jules Poivert

48 rue d’Assas.

Samedi 22 juin 1912

 

Mademoiselle Lisa

 

J’ai reçu, hier, votre lettre datée du 10 juin écoulé. Est-ce le hasard, Mademoiselle Lisa, qui fait que vous m’écrivez, pour la première fois, le jour même du sixième anniversaire de notre rencontre ?  Et, ce jour même, je pensais à vous et, volontairement, pour essayer de vous détourner, ne fut-ce qu’une minute de vos tristesses, je vous écrivais des puérilités, alors que votre pauvre âme en deuil me faisait part de ses souffrances.

 

Ô ne m’en veuillez pas, ma pauvre enfant, si le ton de mes lettres n’est pas toujours au diapason de votre douleur! J’ai le cœur assez sensible pour comprendre votre chagrin, et assez d’amitié pour souffrir de vos souffrances mais j’ai cru, et je crois encore que le rôle d’un ami est plutôt de chercher à effacer les douleurs qu’à rouvrir les blessures. C’est pourquoi j’ai essayé de vous distraire de cet abattement qui accompagne toujours les trop violentes émotions en vous parlant, comme par le passé, sur un ton un peu badin et en multipliant, à dessein, mes envois de cartes postales.

Certes je n’ai peut-être pas agi en diplomate, mais n’est-il pas plus humain de distraire, quitte à passer pour indifférent, que de raviver des douleurs pour en retirer quelques sympathies. C’est ce que vous avez jugé, sans doute, Mademoiselle Lisa, et vous m’avez pardonné, j’en suis sûr.

 

Et votre chère lettre toute pleine d’une triste émotion va prendre place parmi les souvenirs qui me rappellent ma chère petite amie : Une fleur fanée qu’elle me donna le samedi 4 mai, à l’issue de la soirée France Amérique et son portrait qui ne me quitte plus.

 

Je suis heureux de penser que vous allez aller vous reposer à la campagne, Mademoiselle Lisa. Si quelque jour vous pensez à moi, et si vous jugez convenable de m’écrire de nouveau, soyez assurée que votre lettre apportera le bonheur à votre respectueux ami.

 Jules Poivert.

 

NB j’ai retardé mon voyage en Hollande. Je pars tantôt à Sens pour passer quelques jours. Les cartes postales que je vous enverrai des différents endroits que je visite vous renseigneront sur ce petit déplacement. Je vous serai toujours obligé Mademoiselle Lisa de présenter l’hommage de mon profond respect à madame votre mère

JP

NDLA:  Éliza pleure la mort de sa soeur.

48rued'Assas.JPG

48 rue d'Assas Paris 6ème arrondissement

Paris 10 juillet 1912     

(Poivert souligne l'anniversaire de sa rencontre avec Lisa (10 décembre 1911) à chaque mois.)

 

Mademoiselle Lisa

 

 Aujourd’hui, 10 juillet, 7ème anniversaire si je ne craignais pas de vous fâcher je ferais une petite soustraction 24 - 7 = 17 mais vous avez un caractère ombrageux et pourriez voir une allusion à certaines promesses que je dois oublier. Peut-être aussi penseriez-vous qu’il est parfois ennuyeux d’avoir un ami dont la mémoire est trop fidèle. Mettons donc que je n’ai rien dit.   (Le 24 réfère sans doute à une réponse que lui fit Lisa à sa demande de mariage.  Elle lui avait demandé de patienter 2 ans, donc 24 mois.)

 

J’ai reçu votre aimable petit mot. Je l’attendais impatiemment, en dépit des convenances. S'il est défendu aux Canadiens d’écrire aux jeunes gens Canadiens il leur est permis d’écrire aux Français,  les coutumes d’Europe différant de celles d’Amérique, et toute entente internationale exigeant quelques concessions de la part des parties engagées. Donc merci, Mademoiselle Lisa. Deux fois merci pour avoir écouté votre cœur. Et puis n’est-il pas doux de songer qu’il existe quelque part un bon ami qui pense à vous et ne serait-il pas cruel de le laisser sans nouvelles?

 

D’autre part j’ai reçu une lettre de votre beau-frère (J.O. Marchand, mari d'Éva Le Boutillier et ami de Jules Poivert). m’annonçant sa prochaine arrivée en France. Il va faire une cure à Cauterets. N’avez-vous pas besoin vous-même d’une petite villégiature dans les Pyrénées? il fait bien beau dans cette région et peut-être rencontreriez-vous comme par hasard quelques figures connues.

 

Je fais, dans le moment, de bien belles excursions aux environs de Paris. Vous avez vu, par mes cartes postales, que je me déplaçais très rapidement rapidement. De Paris à Sens, Villeneuve-le-Roy, Bourgival, Versailles, Fontainebleau, Saint-Germain etc.  Je fais de grandes promenade à travers bois mais toujours seul hélas et pour longtemps encore.

 

Vous avez dû trouver, non sans raison, d’ailleurs que tout ce que je vous ai écrit

était bien incohérent. Mes lettres commencées sur un ton sentimental et terminées par des plaisanteries. Mes cartes postales piquées de vers etc. Vraiment si pendant six mois vous n’aviez pas apporté toute votre application à m’étudier (ne vous en défendez pas, Mademoiselle Lisa) vous auriez pu me juger peu sérieux, quantité négligeable. Et cependant, cette correspondance décousue et un peu folle traduit si parfaitement mon état d’âme! Il faut bien que je l’avoue, ce n’est pas seulement mon style qui est incohérent, c’est surtout mon esprit, et cela depuis fort longtemps (mettons depuis sept mois, si vous le voulez). Avant cette époque, je raisonnais encore de temps à autre et me rendais compte de mes actions. Puis brusquement et sans que j’en aie pu deviner la cause mon caractère si calme, et je m’en fichiste, s’est modifié. J’ai perdu ma bonne humeur et je suis devenu un être insupportable. C’est aux environs du 10 décembre dernier que j’ai commencé à changer ainsi. Que s’est-il passé? Mystère. Peut-être est-ce l’âge qui me ramène petit à petit à l’état d’enfance. Quoi qu’il en soit, j’aurais besoin de grands soins. Il me faudrait une garde malade bien gentille, bien dévouée (une brune avec de petits yeux bleus) qui ne me quitte plus jusqu’à complète guérison. Le médecin appelle cela la cure du mariage et m’assure qu’elle me guérirait infailliblement.

Oui certes, mais où donc trouver cette personne dévouée? Au Canada?

 

Ô vous, mademoiselle qui connaissez à fond Montréal et Québec, peut-être pourriez-vous m’aider dans mes recherches. Je vous fournirais toutes indications utiles à ce sujet! Taille ordinaire. Un peu forte. Un petit nez relevé. Vive et spirituelle ayant fait des sports dans sa jeunesse notamment des exercices de suspension par les bras. Bonne cuisinière (j’aime beaucoup les crèmes au chocolat)). Économe. Femme de ménage connaissant le jeu de bridge.

Si vous trouvez dans vos connaissances une jeune fille de 28 à 30 ans qui répondent à ces desiderata, je vous demanderai, comme témoignage suprême de notre amitié, de lui parler pour moi, de lui dire qu'en récompense de ses bons soins, je m’ingénierai, toute ma vie, à la dorloter, à l’aimer, à la rendre heureuse. Ne craignez pas, quitte à froisser ma modestie bien connue, de faire de moi les plus grandes éloges. Inutile de parler de ma calvitie, et de ma barbe grise, mais insistez surtout sur mes qualités morales et sur mon cœur qui bat comme à 20 ans. Vantez mes goûts simples (malgré ma gourmandise je me contenterai, les deux ou trois premiers jours, de pommes de terre bouillies assaisonner d’un peu de beurre).

Si on voulait me prendre à l’essai, avant l’engagement définitif, je consentirais à prendre pension pendant un an ou deux, en payant une légère rémunération (25 sous par repas, vin compris). Comme soins moraux, il me faudrait peu de choses. Ne pas me quitter, me distraire, me conduire chez les parents et amis en un mot s’occuper de moi le plus possible.

 

Je compte donc sur vous, Mademoiselle Lisa pour ces recherches et je suis assuré d’avance que vous les mènerez à bien

 

Parlons un peu de vous, Mademoiselle Lisa. Que faites-vous? Vous avez quitté Montréal pour aller à Québec. Ce n’est là, je l’espère, qu’une étape dans votre voyage et votre prochaine carte m’indiquera la paisible campagne où vous allez prendre un peu de repos. il faut à tout prix vous distraire, en faisant de belles excursions dans ce beau pays où vous m’avez promis de me conduire un jour. Alors dans deux mois et demi, je vous retrouverai un peu calmée et vous demanderai de m’accorder encore, comme par le passé, des heures d’une amitié qui m’est si précieuse.

 

Croyez Mademoiselle Lisa à mes respectueux sentiments

Jules Poivert

Mon profond respect à votre chère maman.

Paris 23 Juillet 12 

 

Mademoiselle Lisa 

 

Ainsi, je ne m’étais pas trompé. Si certains doutes avaient pu subsister dans mon esprit, votre dernière carte postale les aurait dissipés. Vous vous étiez souvenue que le 10 juin juin était pour nous un anniversaire et par une prévenance exquise vous avez choisi cette date pour m’écrire une première fois. Cette coïncidence aurait pu m’échapper, et je me demande même si il n’y a pas un brin de malice de votre part. Ne vous êtes-vous pas posé cette question?« Voyons s’il remarquera que j’ai choisi mon jour pour écrire »? Je l’ai remarqué Mademoiselle Lisa, et ne m’en suis pas trop étonné. Ne m’avez-vous pas habitué à ces délicatesses charmantes qui contrastent si étrangement avec mes façons d’agir un peu primitives et brutales (disons le mot).

 

Mais cette fois-ci, il vous a semblé inutile de me laisser dans le doute. Je ne puis, une seconde fois, remercier le hasard (sans z) de ces  heureuses coïncidences. Vous m’envoyez des fleurs accompagnées d’une devise « heureux anniversaire » et, au verso, une date 10 juillet. il est vrai que vous n’avez pas cru utile de faire de l’arithmétique, comme moi 24 - 7 = 17 mais ces opérations difficiles doivent vous répugner et vous préférez me laisser le soin de tenir la comptabilité: elle est en ordre.

 

Et, plus je réfléchis, plus il me semble étrange (délicieusement) de penser qu’une jeune fille aussi réservée que vous l’êtes, Mademoiselle Lisa, ce soit résolue à écrire des lettres aussi compromettantes. Dans tout ce que vous m’écrivez il n’est pas une phrase qui ne révèle une ardente passion. Je n’en veux pour preuve que votre dernière épître, pourtant bien courte, mais combien significative pour moi.

 

Voyons! Procédons à son analyse impartiale :

 

Voici les plus belles fleurs de Saint Irénée cela signifie, si je ne me trompe: j’ai choisi pour vous les plus belles fleurs de la contrée. Elles vous apporteront la certitude de ce doux aveu que je n’ose prononcer.

 

Elles pourront peut-être vous inspirer d’autres beaux vers. C’est-à-dire. Puissent-elles vous inspirer des vers aussi beaux que ceux que vous m’avez déjà envoyés. J’ai hâte d’entendre encore vibrer les cordes de votre lyre, je soupire après ces harmonies célestes qui me plongent dans l’extase.

 

Enfin - 10 juillet 1912 et ce cher mensonge «c’est le hazard, comme diapazon et Eliza».

 

Vraiment si après cela je ne me considérais comme le plus heureux des hommes je mériterais de voir mon imagination tarie à tout jamais. Que puis-je espérer de plus pour l’avenir? Que vous m’écriviez des vers? Évidemment cela viendra. Votre lyre doit être en meilleur état que la mienne et c’est à votre tour de me chanter. Ne vous en privez pas Mademoiselle Lisa. Je connais les tourments d’un cœur obligé de garder un secret et les délices de se confier à un autre cœur qui vibre au même diapason ( sans z) que le vôtre.

 

Je ne vous avais pas écrit depuis mardi dernier où je vous envoyai quelques cartes postales de Fontainebleau. Qu’avez-vous pu penser? Sans doute que j’étais comme tous les hommes: oublieux ou inconstant. Je vous devinais regardant chaque matin dans la boîte aux lettres avec l’espoir de trouver une lettre venant de France. Puis l’esprit torturé d’inquiétude, vous demandant avec terreur « pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé ». Enfin, le huitième jour, apercevant mes pattes de mouches sur une enveloppe, sautant au cou du facteur et l’embrassant avec frénésie, car c’est ainsi que se traduit toute passion; combien de fois ai-je embrassé ma concierge quand j’apercevais dans sa loge une lettre venant du Canada!

 

Je m’aperçois que je dis des bêtises et pourtant je voudrais vous parler sérieusement. Depuis quelques jours je constate que ma mémoire faiblit de plus en plus. Les faits, autrefois les plus précis pour moi, ne se présentent plus qu’avec des lacunes étranges. Jugez-en.

 

1- Un certain jour que nous étions au théâtre, comme je m’étonnai que vous n’eussiez pas mis votre collier, vous affirmant que je serais heureux de vous en offrir un autre, vous m’avez répondu ce n’est pas un collier qu’il faut m’offrir, c’est un… quel est donc le mot que vous avez prononcé chose étrange je me souviens qu’il avait quatre lettres et commençait par un «j».

 

2- Le 1er janvier vous m’avez dit dans deux ans si vous n’avez pas oublié. À quoi se rapportait donc cette phrase était-il question de m’offrir une pipe?

 

3- Un jour, sur la montagne, comme je vous parlais de certain souvenir qui me venait de ma mère et que j'eusse été heureux de vous offrir vous m’avez dit: «Puisque monsieur Asselin va à Paris peut-être pourrait-il le rapporter?  Quel était donc ce souvenir.

 

4-enfin j’ai là sous les yeux un petit livre rouge sur lequel, en regard de certaines dates je vois écrit ....(?)  Par exemple en face de la date 10 décembre, je vois le chiffre 1 et en face du 16 mai, je vois le nombre 62.  Que peut donc signifier cette comptabilité?

 

Pourriez-vous m'aider à résoudre ces problèmes, Mademoiselle Élisa, je vous en serais bien reconnaissant,

Votre très respectueux ami

Jules Poivert

Mademoiselle

Il doit vous sembler bien étrange que je ne vous ai pas encore oubliée. Les Français ont une telle réputation d’inconstance. Il est vrai qu’il reste encore deux mois pour aller jusqu’au 1er octobre. Serais-je fidèle si longtemps? Demandez-le à votre petit cœur Mademoiselle Lisa

img176.jpg

10 Août 1912 

huitième anniversaire VIVE MA LILI

( sans aucune soustraction)

 

Mademoiselle Lisa

 

Je suis encore sous l’émotion de votre sanglante observation (tiens je fais des vers) mais, pour une fois, je dois confesser que je la méritais. J’avais fait tout ce qu’il fallait pour cela. J’avais même rigolé dans ma barbe grise lorsque l’idée m’était venue de me livrer à ces récréations mathématiques qui vous ont choquée. Mais je suis si heureux de taquiner ma Lili, que même sous la crainte de son courroux, je ne puis m’empêcher de faire mes farces (oh, celle-ci était de bien mauvais goût).

 

Comme vous le voyez, Mademoiselle Lisa, je suis dans mon beau pays de Gascogne, à Bordeaux.  Bordeaux, qui m’a vu “…………….. (bout de page déchiré) avec, autour de moi, une ribambelle de neveux petits neveux arrières petits neveux (que voulez-vous quand on est vieux!!!)

 

Et voilà à quoi se sont réduits mes grands voyages. Je devais visiter la Hollande et puis je me suis attardé à Paris, ne trouvant aucun ami qui  voulût m’accompagner là-bas.

 

Je devais aller à Cauterets et mon camarade Marchand m’a fait faux bon, après avoir écrit lettres sur lettres, pour annoncer son arrivée. Peut-être cependant viendra-t-il en même temps que Mademoiselle Lili? Maintenant il est trop tard pour rien entreprendre car, dans un mois, je reprendrai le bateau pour retourner au Canada. Oui Mademoiselle Lisa, voici enfin l’époque du retour. C’est le 14 septembre que je m’embarquerai au Havre sur la Touraine, via New York..... ( les cours reprennent le 12 octobre). Serez-vous de retour de vacances à cette époque? Mademoiselle Lisa?

 

Je vais rester 10 jours à Bordeaux puis rentrer à Paris. De là j’irai dans le département de la Sarthe pêcher à la ligne, pendant trois ou quatre jours. Puis enfin j’assisterai, dans une autre partie de la France, à l’ouverture de la chasse (commencement de septembre) et rentrerai à Paris pour faire mes malles.

Mais d’ici là, j’écrirai encore bien souvent à une Lili et recevrai aussi j’espère quelques jolies cartes postales.

Recevez Mademoiselle Lisa l’expression de mes très respectueux sentiments

Jules Poivert

fontaine-amedee-larrieu-03.jpg

Fontaine place Amédée Larrieu à Bordeaux 

laTouraine2_edited.jpg

1912-09-11

 

Mademoiselle Elisa

 

Qu'y a-t-il donc? Et pourquoi ce long silence? J’ai peur d’en attribuer la cause à l’une de mes taquineries. et cependant pourrais-je être assez maladroit pour vous blesser en cherchant à vous amuser, à vous faire rire

 

Ô! Dites-moi, Mademoiselle Elisa, dites-moi qu’il n’y a aucun mal, dites-moi que je ne  me trompe dans mes suppositions et que vous ne sauriez vous fâcher un instant de ce que je vous ai écrit, même s’il y avait quelque phrase malheureuse. Il ne faut, quelques fois lorsque plusieurs interprétations sont possibles, que regarder l’intention et vous me concèderez, je l’espère, que je ne puis avoir eu l’intention de blesser une charmante jeune fille pour laquelle j’éprouve la plus respectueuses amitié

 

Dois-je me présenter devant vous maintenant ? J’ai grand peur de n’oser le faire si vous ne prenez soin de lever mes doutes et de m’assurer que vous n’êtes pas courroucée contre moi.

 

Je serai à Montréal le 24 septembre, heureux de me retrouver plus près de vous, heureux de vous revoir si vous m'invitez à nouveau.

 

Je sais que, sans compromettre en quoique ce soit votre dignité vous saurez me faire savoir ce que je dois faire. Je me soumettrai humblement et respectueusement à votre décision.

 

Croyez Mademoiselle Elisa a mon très profond respect

Jules Poivert 

bottom of page