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ÉVA LE BOUTILLIER SUITE...

1874-1965

On ne sait pas grand chose de la vie d'Éva Le Boutillier au cours des années qui suivirent  son retour de Paris.  Elle épousera J.O.  Marchand en 1907.  Les deux ont eu des parcours fort différents, quasi opposés.  Lui, venu d'un milieu très modeste s'est élevé dans l'échelle sociale grâce entre autre à l'éducation.  Il semble avoir un peu renié sa famille.  Il n'est jamais question de ses frères et sœurs ni de ses parents.  Éva, par contre,  est née dans la ouate, mais sa famille, très soudée, a tout perdu, ou presque.  Les sœurs ont beaucoup de complicité et se soutiennent mutuellement. 

Chose certaine, l'épouse de J.O. Marchand ne vivait plus dans la misère.  Bien au contraire, elle se retrouvait avec des préoccupations de grande bourgeoise avec chauffeur et domestiques.  Voici ce qu'elle dit dans une lettre non datée (mais avant 1921) adressée à sa nièce Germaine Lavoie, missive dont le ton et les propos témoignent de sa conscience de classe.

« Je m'arrange bien avec mes oiseaux de la Gaspésie, malgré qu'elles soient primitives, du temps d'Adam et Ève; l'une d'elle n'apprendra jamais rien; quand nous sommes seuls, c'est cette simplette qui nous sert et elle ne fait que dire «quand vous allez sonner là, qu'est-ce que je vous rentrerai» et depuis deux mois la même question et la même réponse!  Elle se met le nez dans la porte et elle crie «J'vas t'y rentrer le poulet?»  Ton oncle lui répond «laissez-le faire, il va rentrer tout seul!»  Elle laisse le gaz ouvert, n'éteint jamais les lumières etc!  Il faut de la patience en ce bas monde, j'espère pour toi que tu en auras une bonne provision

  

Mais quand il s'agit de famille, la solidarité est manifeste.  Éva, Éliza et Hélène vont aider Alice qui en arrache, souvent seule avec trois enfants dans un quatre-et-demi rue Drolet.  La carrière de journaliste et de polémiste d'Olivar Asselin, le mari d'Alice, est plus intempestive que lucrative et il est souvent absent.  Fougueux et très engagé dans le mouvement nationaliste, il a vécu certains revers professionnels en plus de quelques tentatives infructueuses du côté de l'immobilier dans lesquelles des proches ont perdu des plumes.  Mais le soutien des Marchand et des Poivert est indéfectible et les sœurs Le Boutillier vont mettre tout en œuvre pour redorer l'image d'Olivar.  L'extrait ci-dessous, tiré de la biographie d'Olivar Asselin par Hélène Pelletier Baillargeon, donne un exemple des stratagèmes utilisés par Éva et ses sœurs.  Ici, il s'agit d'aider les Asselin à profiter des nouveaux contacts rendus possibles par la nomination d'Olivar à la tête de la Société Saint-Jean Baptiste.

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«Leur intérieur modeste est exigu et dépourvu d'attraits?  Qu'à cela ne tienne: Alice recevra plus souvent, par plus petits groupes, et sa sœur prendra à sa charge à la fois le décor et le buffet.  Les sœurs Le Bouthillier s'entendent à créer des ambiances.  Du temps où leurs parents ruinés tenaient une pension de famille rue Cherrier, que de fois ne se sont-elles pas amusées follement, avec leurs sœurs Hélène et Eliza, à donner l'illusion du luxe et de l'élégance à leurs locataires étudiants?  Cette fois, le jour de la réception venu, c'est Éva qui débarque, dès l'après-midi, pour aménager les lieux avec le concours de son chauffeur.  De son petit «château» de Westmount, elle apporte, comme il se doit, des caisses du meilleur vin, verrerie, vaisselle et victuailles.  Avec Alice, elle décroche des murs les reproductions sans valeur et les remplace subrepticement par des huiles, des estampes, des gravures d'art dont son mari est fin collectionneur.  Une jetée indienne négligemment drapée sur le canapé en masque , pour un soir, le rembourrage effondré et les passementeries fanées.  Les tons chatoyants d'un petit tapis d'Orient font oublier la vétusté du parquet.  Et puis les bougies! Partout des bougies dont la lueur dorée est clémente à la beauté des femmes comme à l'usure des lieux.  Alice a enfilé sa robe de soie marine, rapportée de Paris par Olivar, et qu'Éva a sans doute agrémentée d'un bijou.  Elle circule avec grâce d'un invité à l'autre, distribuant à tous ce sourire désarmant qui a survécu à l'amertume des années difficiles.  (p. 614-615)

On dit dans ma famille qu'Éva était rentrée chez les religieuses mais était tombée malade avant de prononcer ses voeux.  Je me souviens encore de son rosaire et de ses nombreux chapelets ainsi que de sa grande dévotion.  Elle allait régulièrement à la messe des jours de semaine.   J.O. et Éva vont se marier en 1907 mais n'auront pas d'enfants avant que ma grand-mère ne tombe malade de nouveau. En fait, elle était enceinte.  Ainsi naquit ma mère, en 1921, 14 ans après le mariage de ses parents qui, nés en 1872 et 1874, avaient l'âge d'être grands-parents

«Après 14 ans de mariage, ma mère crut qu'elle développait une tumeur.  Elle alla chez le docteur Langevin, gynécologue populaire de ce temps.  Il lui annonça qu'elle était enceinte.  Quelle surprise pour mon père! Il en fut malade pendant trois jours! »

Raymonde Marchand Paré dans cahier mémoires inachevées
photo: Raymonde bébé, sa mère Éva et  grand-mère, Hélène Têtu.
ci-dessous:  Raymonde

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Ma grand-mère que les adultes appelaient Tiva (à l'anglaise le ï comme dans taïga) et nous, ses petits-enfants, Tantan (en prononçant les «n» tanne-tanne), fut très présente tout au long de mon enfance. 


Baptêmes, confirmations, premières communions, Noël, Pâques en plus des anniversaires, autant d'occasions pour ma mère de réunir sa petite famille qui consistait en sa mère, sa tante Éliza et parfois son cousin, mon parrain,  Paul Asselin (fils d'Olivar) et sa femme, ma marraine, Alice  (à ne pas confondre avec sa belle-mère, Alice Asselin, épouse d'Olivar).  Tiva, elle, venait régulièrement  souper à la maison les dimanche soirs et passait aussi des semaines entières chez nous à Val Morin pendant une partie des vacances d'été et dans une pension à proximité le reste de l'été. 

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Derrière son profil aristocrate un peu sévère d'où dominait un nez aquilin, Éva se révélait une femme sans âge avec un sens de l'humour aiguisé, à l'aise dans les deux langues, parfois espiègle, jamais méchante.  À mes yeux, Tantan fut toujours une vieille personne bien mise, qui se tenait invariablement droite, même assise.  Elle se poudrait les joues et traînait ainsi ce parfum caractéristique des aînées du côté maternel que nous devions à l'occasion embrasser. Elle ne sortait jamais sans sa provision de lifesavers au butterscotch dans sa sacoche, bonbons qu'elle distribuait allègrement à ses petits-enfants, ni sans ses mouchoirs qu'elle dissimulait dans sa manche.  J'ai, du reste, adopté cette fâcheuse habitude.  Au lieu de jeter sa gomme à mâcher avant de se mettre à table, elle la dissimulait d'un geste discret sous une cuillère pour la reprendre après le repas.  Ce rituel rebutait visiblement mon père qui présidait au bout de la table

Après la mort de Mon Oncle Jules (Jules Poivert époux d'Éliza Le Boutillier) en 1955,

Tantan et tante Lisa s'installèrent dans un appartement à une quinzaine de minutes à pied de chez nous, tout près d'un parc ombragé où elles pouvaient marcher l'été paisiblement, un col en renard autour du cou, tout en admirant les joueurs de «lawn-bowling» vêtus de blanc des pieds à la tête. 


C'était un appartement avec des meubles antiques, pas très confortables, ornés de dorures.  Parfois, lorsqu'elles quittaient la ville pour un séjour prolongé, elles recouvraient les meubles de draps blancs,  ce qui donnait à l'appartement un air de maison hantée.  À l'entrée de la cuisine, près de la table, il y avait un petit lit étroit, pour les siestes et pour dépanner.  J'y ai dormi quelques fois. 


Ma tante Lisa avait une perruche qu'elle laissait sortir de sa cage et qui venait tournoyer autour de nos têtes avant d'atterrir  sur le haut d'une armoire près de la fenêtre.  À l'heure du repas, l'oiseau devenait très excité et venait se poser sur la main de ma tante qui le nourrissait en ouvrant sa bouche pleine et en sortant sa langue recouverte de nourriture.  La bête picorait parmi les papilles buccales de ma tante, tandis que je me sentais blêmir en retenant un haut-le-coeur.  Bien sûr, mon père ne fut jamais témoin de ce spectacle.  C'était notre secret, tante Lisa et moi.  Secret tacitement partagé avec mes sœurs.


Ma grand-mère et tante Lisa, sa sœur (donc la tante de ma mère et non la mienne), vécurent dans cet appartement jusqu'à la mort d'Éva.  Un jour, les deux sœurs furent agressées par un voleur qui avait sonné à leur porte avant de s'introduire de force.  Il voulait de l'argent et les brutalisa, mais elles n'avaient pas grand-chose à lui donner.  C'est ma mère qui  depuis longtemps tenait les cordons de la bourse.      

photo: Éliza Le Boutillier (Poivert) aka Tante Lisa

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FRISSONS

Un souvenir d'une sortie avec ma grand-mère m'a particulièrement marqué de par son étrangeté.  Ce devait être au début des années 60.  J'avais peut-être 11 ou 12 ans et ma grand-mère m'a amené dans un cinéma de Montréal qui présentait un programme double, vraiment pas conçu pour des enfants.  Je me souviens encore des titres:  Blackboard Jungle et The Alligator People, un film d'horreur.  Les films jouaient en boucle.  On arriva vers le dernier tiers du premier film, si bien que je vis la fin du premier, puis le second et finalement le premier de nouveau au complet.  On parle de près de 4 heures au cinéma avec ma grand-mère qui approchait les 90 ans et qui était loin d'être amatrice de films violents ou de films d'horreur. Je crois qu'elle s'était endormie.  De mon côté, j'étais assis sur le bout de mon siège à la fois excité, apeuré et très surpris de vivre un tel moment, avec Tantan, qui avait échappé à la vigilance parentale.   Comment et pourquoi étions-nous allés au cinéma, seulement tous les deux?  Était-ce la fois que mes sœurs cadettes s'étaient faites retirer les amygdales?  Ma mère avait ce don de se débarrasser de ses enfants en temps de crise, comme sa mère l'avait fait avec elle, une génération plus tôt.

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