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1914-1915
Les lettres de guerre
et 
la saga du costume bleu

 

Jules Poivert a de nouveau séjourné en France à l'été 1913.  Nous avons mis en annexe les quelques lettres qu'il a envoyées à Lisa cet été là.  (lettres été 1913)

En 1914, il retourne dans son pays pour les vacances sans se douter que la Première Guerre Mondiale va éclater au cours de l'été.  Moins humoristiques que celles de l'été 1912, les lettres que Jules Poivert envoie à Lisa décrivent bien le contexte de cette période trouble et constituent ainsi de précieux documents historiques.

La traversée   (titre de l'auteur du site)

Charmante Miss Lisette

 

Il est minuit, sur le pont, à peu près désert, quelques enragés s’embêtent à taper sur un piano mal accordé en chantant des hymnes américains. Doucement bercé par cette musique troublante, par le bruit de la mer et par celui des moteurs qui ronflent derrière ma chaise de pont, je pense à vous, chère mignonne, et je revis les charmantes heures d’amitié que nous avons passées ensemble. Mais les lumières s’éteignent, le piano se tait et je vais rentrer dans ma cabine continuer mon doux rêve.

 

J'ai la chance d’occuper, seul, une cabine intérieure mais il fait un peu chaud et, comme le hasard m’a placé près de la pompe, des quatre heures du matin je suis réveillé par un vacarme effroyable qui ne prend fin qu’à sept heures. À partir de ce moment, et jusqu’au petit déjeuner, je pourrai reprendre mon sommeil.

 

Comme toujours, en cette saison, la traversée est très agréable. Ni vent ni pluie ni houle. La société du bord est un peu mélangée: du côté sérieux, une trentaine de religieuses et de prêtres qui se rendent en pèlerinage à Lourdes; du côté opposé quelques dames d’allure louche; enfin tenant le juste milieu, quelques personnes graves et sages (je me compte parmi celles-ci)

 

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Permettez-moi de vous présenter mes voisins de table. À ma droite, un de mes anciens élèves, Routier, de Québec, qui va faire un voyage d’études en France; à ma gauche une jeune miss américaine, aux dents superbes : avec l’une d’elles un dentiste habile en ferait quatre comme les vôtres; en face un Canadien monsieur Guilbault,  camarade du club Saint-Denis, qui va rejoindre sa famille à Trouville. C’est un garçon très gentil, et très gai. Puis deux voyageurs de commerce qui parlent de tout avec autorité, quelques autres miss, une jeune veuve en quête d’un ou de plusieurs maris pour remplacer le premier, etc.… j’allais oublier la gracieuse Mademoiselle Kerula qui, après avoir occupé un siège en face des voyageurs a changé de table parce que ces monsieurs lui montaient un peu trop de bateaux.

 

Les journées passent assez rapidement. Pour combattre l’ennui possible, j’ai commencé la traduction d’un livre anglais le Lamplighter, mais au bout de huit jours, je n’en suis qu’à la 10ème ligne de la première page.

 

Les soirées sont ordinairement très gaies. Les enragés dont je vous parlais plus haut danse sur le pont, souvent une partie de la nuit. Nous avons aussi des concerts avec le concours de M, Taranto . Enfin restent les promenades, les bonnes pipes et les petits sommeils réparateurs.

 

Tout ceci n’est guère intéressant, chère mignonne, mais vous lirez entre les lignes les pensées que cette lettre vous apporte.

 

Vous êtes sans doute à Saint Irénée, chez votre amie Mlle Forget. Peut-être pensez-vous un peu à votre bon ami? Envoyez-lui bien vite un gentil petit mot.

 

Bien respectueusement votre

Jules Poivert

note : n’oubliez pas les mesures que vous devez m’envoyer

NDLA: C'est cette dernière note qui nous a permis d'établir que ce billet, non-daté, écrit à bord du bateau, le fut lors de la traversée de 1914.  En effet, les mesures dont il est  question sont celles d'Éliza à qui Jules Poivert veut offrir un «costume» made in France, thème qui reviendra dans ses lettres tout au long de l'été et de l'automne 1914, un peu comme s'il s'agissait d'un exutoire à la guerre.  Il va le magasiner, le commander, l'attendre, le chercher, l'entreposer dans ses malles pour ensuite trouver comment lui envoyer sans payer trop de douane.   

Paris 18 juillet  14

 

Ma charmante petite amie

 

Si je comptais le nombre de lettres que vous vous m’avez écrites, comme autrefois je comptais le nombre de rendez-vous que vous m’accordiez, ma besogne ne serait guère difficile et n’exigerait pas une prodigieuse mémoire. C’est la deuxième fois, depuis que nous sommes amis, c’est-à-dire depuis près de trois ans, que je vois votre signature au bas d’une missive à moi destinée mais c’est la première fois que votre lettre n’a d’autres buts que de vous rappeler à mon souvenir. Dois-je vous remercier bien fort? Et si je le fais n’allez-vous pas, comme toujours, faire un pas en arrière et vous repentir de votre bon mouvement? Petite sauvage qui marquiez, autrefois, sur une carte postale « les convenances sont très sévères au Canada, monsieur Poivert et ne permettent pas à une jeune fille d’écrire à un garçon». Et voilà de quoi j’étais obligé de me contenter. Pour un peu vous vous seriez contentée de découper dans un journal une phrase quelconque et me l’auriez expédiée pour bien montrer que vous existez toujours et que je pouvais continuer à vous écrire. Or voici le beau résultat de cette attitude incompréhensible, c’est que de gros malentendus ont fini par surgir qui ont failli nous brouiller définitivement. Aviez-vous prévu ce beau résultat, chère mignonne? N’aviez-vous pas songé qu'il n’est rien de si pénible que d’écrire à un ami qui s’obstine à garder le silence? Avez-vous pu croire sérieusement qu’il était moins convenable de laisser sans réponse des lettres simplement affectueuses que d’interdire nettement l’envoi de ces mêmes lettres? Êtes-vous convaincue maintenant que s'il est doux pour vous de recevoir des nouvelles d’un ami il est bien agréable pour lui de recevoir un petit mot bien gentil de temps à autre.

 

Je vous remercie donc de tout cœur pour ce charmant envoi et j’apprécie, comme elle le mérite, cette dérogation à des principes aussi rigides. D’ailleurs, je vous avais demandé, avant mon départ, des lettres d’une page, et en une jeune fille généreuse vous en avez écrit trois, pour commencer. C’est beaucoup chère mignonne, et j’ai grand peur pour la suite!!!

 

Assez de taquineries pour l’instant. Je vous ai envoyé, par le même courrier, une autre lettre adressée à Montréal avenue Wood, craignant que l’adresse que vous me donnez, Anse au Griffon ne soit un peu vague et que mes lettres ne restent à la poste. J’ignore à peu près tout de cette Anse au Griffon jusqu’à son orthographe exacte, car je vois écrit sur l’une des jolies cartes postales que vous m’avez envoyées l’an dernier le mot gris fond et sur votre lettre d’hier le même mot écrit griffon. Espérons qu’il n’y aura pas là un sujet d’erreur pour la poste.

 

Comment se fait-il que vous soyez restée à Montréal jusqu’au 8 juillet. Votre ami Margot ne vous a-t-elle pas invitée, devant moi, à aller passer quelques jours à Saint Irénée? Avez-vous préféré ne pas abandonner votre chère mère. C’est l’explication que je me suis fournie à moi-même et sans doute suis-je dans la vérité.

Depuis mon départ la dislocation s’est donc opérée dans votre famille. Comme devant un vent d’orage, vous avez fui devant le retour du parisien. D’un côté je devine votre sœur, madame Asselin, installée dans un coin de la Gaspésie. D’un autre madame Marchand condamnée à rester une partie de l’été à Montréal, car vraisemblablement son mari ne pourra délaisser ses affaires du jour au lendemain. Enfin, dans un joli coin solitaire, en face des majestueux rochers de l'anse au Griffon ou au griffon deux personnes que j’aime et qui n'ont, pour tout loisir, que la contemplation de la belle nature, et peut-être, me trompé-je?, la compagnie de quelques doux souvenirs.

 

Avec un aussi parfait repos, chère mignonne vous êtes certaine de reprendre de belles couleurs et la mine reposée que j’aime à vous voir. Délivrée des soucis de l’esprit et du cœur (je parle de certains soucis accidentels dans la vie de toute jeune fille) vous allez prendre de longues vacances, sans crainte des coups de téléphone, sinon sans crainte des piqûres de maringouins. Mais les maringouins les plus ennuyeux et les plus dangereux ne sont pas toujours les plus petits, n’est-il pas vrai?

 

Je suis, depuis douze jours environ installé dans mon petit logement de la rue d’Assas, mais je dois avouer n'y avoir pas fait de longs stages. En effet, à peine arrivé, j’ai filé à la campagne, aux environs de Paris, dans ce charmant petit pays dont je vous ai envoyé de nombreuses photos, chez un bon ami, Varin, architecte comme moi. Là je coule des journées très calmes, l’aidant dans l’étude d’un projet de concours pour la construction d’un hôpital. Entre-temps quelques petites excursions, très courtes, car mon ami est très mauvais marcheur, il pèse 260 livres et se déplace difficilement. Mais quelques parties de dominos, et un nombre incalculable de pipes font trouver courtes les journées. On se couche de fort bonheur et on se lève de grand matin. J’arrose alors le jardin et fais la cueillette des fraises ou des fruits. Puis nous travaillons jusqu’à midi, nous restons deux ou trois heures à table à parler du passé du présent et de l’avenir nous nous remettons de nouveau à l’ouvrage jusqu’à sept heures et enfin dînons et rêvons aux étoiles jusqu’à neuf heures.

 

N’est-il pas vrai que votre ami est bien sage mignonne Lisette? Et le prendrez-vous toujours pour un dévergondé? Il est vrai qu’il est bien vieux et que toutes ses qualités sont peut-être le résultat de l’âge. Mais qu'y faire. Si à nous deux nous comptons 80 printemps et autant d’étés d’automnes et d'hivers cela peut-il nous empêcher d’éprouver les mêmes émotions et les mêmes jouissances que si nous étions beaucoup plus jeunes? Notre amitié est plus raisonnée et par suite plus solide. Elle a même déjà résisté à bien des assauts qui n’ont fait que la cimenter plus solidement encore.

 

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Croyez-vous que, depuis mon retour, je n’ai pas trouvé moyen de vider mes malles? Elles sont encore au milieu de mon petit salon attendant mon bon plaisir. Mais rien ne presse et comme demain matin, dimanche, je repartirai pour la campagne, je vais encore remettre cette opération aux premiers jours de la semaine prochaine.

J’ai reçu, avec votre charmante lettre, les mesures que je vous demandais et déjà j’ai fait un tour dans les magasins pour fixer mon choix. Je n’ai pas vu grand-chose de bien fameux, à part un joli costume genre tailleur, au magasin de la Samaritaine. J’irai la semaine prochaine aux Galeries Lafayette, qui sont, je crois, mieux achalandés, et sans doute trouverais-je de quoi contenter une chère Lili.

 

Il se fait tard et je vais vous quitter, chère mignonne mais vous aurez, sous peu, une autre longue lettre. Votre séjour à l'Anse au Griffon ou griffon devant se prolonger jusqu’au 20 août je pourrai vous écrire de France à cette adresse jusqu’au 10 août. Où irez-vous après?

 

Je vous prie de transmettre mes respectueux sentiments à votre chère maman

 

Ma bien fraternelle amitié.

 

Jules Poivert

L'inversement des pôles (le titre est de nous)

Dans la lettre du 22 juillet 1914, Jules Poivert renoue avec sa  fantaisie habituelle en proposant une thèse selon laquelle deux personnes se cotoyant de façon assidue exercent l'une sur l'autre une influence telle, qu'elles finissent par s'interchanger.  Il en profite aussi pour corriger son erreur de jadis concernant l'âge de sa douce (voir récit dramatique des Amours de Monsieur 44...) faisant passer sa bévue pour un vieillissement accéléré propre à la gente féminine.

 Paris 22 juillet 1914 

 

Ma charmante petite amie

 

Je vais essayer de vous distraire, quelques instants, en vous entretenant d’une thèse de philosophie que je prépare. Cette thèse a d’autant plus de chance de rencontrer un bon accueil auprès du public qu’elle est absolument stupide mais elle a, du moins, le mérite d’être nouvelle. Jugez-en. Voici le thème: Il s’agit de démontrer que, par suite d’une fréquentation assidue, deux personnes de nature et d’éducation fort différentes arrivent au bout de peu de temps à se ressembler en tous points (au physique aussi bien qu’au moral).

 

Pour justifier ce paradoxe je m’appuie sur des faits que j’ai moi-même observés et dont je puis garantir l’absolue authenticité. Les voici : deux jeunes gens de nationalité différentes se rencontrent. Le jeune homme a un peu plus de 44 ans, la jeune fille un peu moins de 27 ans.

Lui est brun. Elle est blonde. Il est violent. Elle est très calme. Il est passionné. Elle est indifférente. Il est simple. Elle est ambitieuse. Etc. etc.

 

Après une fréquentation de trois ans à peine, voici les curieux phénomènes qui se sont produits :

 

1- Modifications physiques.

J’observe tout d’abord un fait qui tient du miracle. Le jeune homme ayant 47 ans la jeune fille devrait au plus en avoir 30. Mais il en est rien. Elle a vieilli beaucoup plus vite car elle a 33 ans passés. Ainsi l'écart d'âge qui était au début de 17 ans environ se trouve réduit à 13½ à peine. Cet écart d’âge tend donc à disparaître. Comment expliquer ce premier phénomène? Je sais bien que l’âge d’une femme est essentiellement élastique. Il dépend d’une foule de facteurs, dont certains sont souvent oubliés dans les calculs. Par exemple, les mois de nourrice, etc. il se peut donc, qu'à certaine période de sa vie, une femme se trouve plus âgée ou plus jeune, suivant qu’elle ajoute une néglige certains de ces facteurs.

 

Quoi qu’il en soit, il est clair que dans un certain nombre d’années que nous appellerons X, les deux amis auront exactement le même âge. Il vous sera facile chère mignonne de trouver la valeur de X, à vous qui avez eu autrefois un premier prix d’algèbre.

 

Deuxième phénomène: La jeune fille était blonde, comme je l’ai dit. Mais elle brunit de jour en jour, bien plus, une forte moustache noire orne déjà sa lèvre supérieure. Par contre, le garçon qui était très brun, presque nègre, blanchit à vue d’œil et devient chauve. Donc dans un autre nombre d’années que nous appellerons Y, nos deux amis seront tous deux également barbus et également bruns.

 

Troisième phénomène physique. La nature leur avait donné à tous deux 32 dents. Dès les premiers temps de leur amitié la jeune fille en possédait encore 30 (les dents en or ne comptent pas) et le garçon 28. Trois ans après, la jeune fille n’a plus que 29 dents la 30ème étant en or ne doit pas être comptée) mais, autre miracle, une dent de sagesse est venue s’ajouter à celle du garçon portant leur nombre au même chiffre de 29.

Tout cela n’est-il pas extraordinaire?

 

2- Transformations morales

 Le jeune homme qui était violent, comme tous les garçons, devient plus doux qu’un crocodile. La jeune fille devient de plus en plus nerveuse et ne pense qu’à donner des coups de fer à son ami. Plus il devient froid, plus elle devient passionnée.

Lui qui autrefois n’avait que des goûts simples, se révèle subitement ambitieux. Il ne parle plus que de châteaux en Espagne des millions de dollars qu’il gagnera en quelques années, des automobiles qu’il offrira à sa charmante amie, etc. etc.

 

Elle au contraire n’a plus qu’un seul désir: rester pauvre jusqu’à la fin de ces jours ; devenir une bonne petite femme de ménage ; employer tout son temps à faire ses costumes et ceux de son mari, à cuisiner, laver le linge, etc.

 

Je terminerai ces notes en citant un dernier fait qui démontrerait à lui seul les transformations profondes de ces deux caractères.

 

Dans les premiers temps, il écrivait à son amie de longues lettres passionnées, composait des vers, de la musique, etc. qu'il lui dédiait. C’est elle, maintenant, qui compose des romances sentimentales telles que:

            Vous avez pris mon cœur morose

            En passant devant ma maison

et qui les chante à son ami, avec des sanglots dans la voix (voir partition ci-dessous)

 

N’est-il pas vrai, chère mignonne, que cette étude est bien intéressante. Je m’aperçois, cependant, mais un peu tard, que j’ai fini par donner à la jeune fille les qualités ou les défauts du garçon et réciproquement, de sorte qu’en définitive ils ne se ressemblent pas plus qu’au début, ayant échangé leurs caractères au lieu de les transformer simplement. Mais à cela près, vous reconnaîtrez sans peine quelle finesse d’observation il est nécessaires de posséder pour oser aborder des sujets d’étude aussi élevés.

 

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Maintenant, chère mignonne, permettez-moi de vous poser une question. Vous me dites dans votre lettre que votre seule distraction à l'Anse au Griffon sera de lire les lettres de vos amis. Pourquoi donc ne pas vous distraire en leur écrivant à votre tour de nombreuses et longues lettres? Ce ne sont pas les sujets de causerie qui peuvent vous manquer. Par exemple vous pourriez, sans manquer aux convenances, me parler de l’emploi de votre temps, des paysages que vous admirez, des personnes que vous fréquentez, etc. Vous me décrirez la maison de campagne que vous habitez, vous me parlerez un peu de votre chère maman et de vos sœurs dont vous devez sans doute avoir des nouvelles. Vous savez bien que je m’intéresse à toutes ces petites choses, puisque j’ai déjà passé tant d'heures délicieuses à vous écouter parler de ces petits riens, qui prennent tant d’importance lorsque c’est une amie qui vous le raconte.

Faites-vous de la broderie ou de la couture comme l’automne dernier? Faites-vous de longues promenades sur la grève?

 

Enfin, s’il n’y a pas trop d’indiscrétion, dites-moi si vous ne m’avez pas oublié, et quel souvenir vous avez conservé de nos promenades sur la montagne.

 

Je suis à peine arrivé à Paris que déjà il faut que je songe à prendre un billet de retour. Je vous informerai sans doute dans ma prochaine lettre de la date probable de mon arrivée à Montréal. Je serai très heureux de savoir vers quelle époque vous y retournerez vous-mêmes.

Je termine en vous présentant ainsi qu’à votre chère maman mes bien respectueuses amitiés

 Jules Poivert

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Parfois considéré comme l'élément déclencheur de la guerre, le 28 juin 1914, un jeune étudiant Gavrilo Princip assassine l'archiduc François-Ferdinand et sa femme en pleine rue à Sarajevo.  

La guerre semble imminente et la tension monte.  Sans doute plus soucieux qu'il ne le laisse paraître, Jules Poivert essaie de ne pas trop inquiéter Éliza.  

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Paris 29 juillet 14  

 

Ma charmante petite amie 

 

Me voici, de nouveau, avec vous. Je me sentirais un peu seul si vous n’occupiez autant ma pensée. Depuis plusieurs jours je rentre de bonne heure, le soir, n’ayant pas de camarade pour faire quelques parties de billard. Cependant, après le dîner je rencontre le jeune Hébrard et nous restons quelques heures à causer en prenant notre café. Nous nous quittons vers 10 heures, en gens sérieux et je viens reprendre contact avec tous mes objets familiers. En rentrant, je regarde, par habitude sous la porte de mon appartement pour voir si ma concierge n’a pas glissé quelques lettres venant d’Amérique, mais je connais vos principes, chère amie, et je sais bien qu’il me faut compter 15 jours entre deux lettres successives.

 

Je ne sais si les journaux du Canada vous apportent les échos des bruits de guerre qui nous inquiètent à l'heure actuelle. Je vous disais dans une dernière lettre qu’il y avait un commencement d’affolement dans le public. Les gens prudents font des provisions de conserves et de biscuits pour parer à la famine. Tout le monde se rue au guichet des banques. L'or est déjà retiré de la circulation et les commerçants font des difficultés pour échanger les billets de banque. Il y a, le soir, des manifestations dans les rues, des bagarres, des arrestations en masse. Enfin on rencontre quelques régiments se dirigeant vers les gares, pour des destinations inconnues. Je suppose que les étrangers sont affolés et que bon nombre ont repris le bateau ou le train, par crainte de complications possibles.

 

Si la guerre était déclarée, je ne sais trop comment je ferais pour sortir de France. Je n’ai reçu aucun ordre de route pour le cas de mobilisation, mais en temps de guerre tout change et on se préoccupe bien peu de la liberté individuelle. Il se pourrait donc qu’on m'enrôlât avec les autres et, dans ce cas, mon retour pour le mois de septembre se trouverait fort compromis. Néanmoins, et comme je suis optimiste malgré tout, j’ai retenu mon billet de retour sur l’Ionian de la compagnie Allan, qui doit partir du Havre le 4 septembre. Je serai donc à Montréal le 13 septembre et j’espère que vous serez déjà rentrée de vacances à cette époque.

 

J’ai enfin trouvé un costume qui me plaît.

Après avoir fureté un peu partout c’est

au Bon Marché (voir photo) que je suis revenu.

Là on venait d’exposer cinq ou six nouveaux

costumes vraiment très chics. J’ai choisi l’un

de ces modèles et je veux faire exécuter le

costume, avec les mesures que vous m’avez

données. J’espère que vous serez contente

ma chère mignonne. Il faut aussi que je pense

aux petits cadeaux de madame Forget mais

cela sera plus facile.

 

J’ai rencontré quelques Canadiens à Paris. Monsieur Manceau, votre voisin, est ici avec toute sa famille. Nous nous sommes rencontrés deux fois déjà pour passer la soirée ensemble. C’est un charmant garçon qui gagne beaucoup à être connu. J’ai vu aussi Cormier qui, après avoir eu un succès en Angleterre, va passer deux années à Rome avant de retourner se fixer à Montréal. Et c'est tout pour l’instant. J’attends désespérément votre deuxième lettre.

 

Mes respectueuses amitiés à votre bonne maman

Bien fraternellement Votre

Jules Poivert

Le Départ des Poilus par Albert Herter 
(cliquez sur la photo pour l'histoire émouvante de ce tableau
qui se trouve Gare de l'Est à Paris)

Le Départ des Poilus.jpg

Dimanche 2 août 

 

Ma charmante petite amie

 

La mobilisation générale de l’armée française est commencée depuis hier. J’attends mon ordre d’appel sous les drapeaux, car je suis encore soldat: c’est par erreur que je vous avait marqué dans ma dernière lettre que ma classe ne serait pas appelée. La dernière loi, votée en 1913, prolonge la durée du service de trois ans. Je partirai donc heureux et fière de remplir mes devoirs envers ma patrie puisque la patrie a besoin de moi.

 

J’emporterai, sur mon cœur, votre image chérie. C’est ce portrait, qui ne m’avait jamais quitté, et dont je viens de faire faire des agrandissements. Je vous en envoie un exemplaire.

 

Je ne vous parlerai pas de ces graves événements qui occupent le monde entier, car sans doute à l’heure où vous lirez ma lettre les journaux vous auront pleinement renseignée et je me trouverai en retard de 15 jours.

 

Et puis… Cette lettre vous parviendra-t-elle maintenant? J’aurais été heureux d’avoir de vos nouvelles avant mon départ. Mais hélas!! Vos lettres sont bien rares.…

 

Je vous quitte chère mignonne le cœur plein d’espoir.

Priez pour ceux que vous aimez et qui vous aiment

Jules

8 août 1914 

 

Charmante Miss Lisette

 

J’ai reçu ce matin votre jolie carte postale timbrée du 26 juillet. Comment se fait-il que vous n’ayez pas reçu tout au moins ma première lettre, adressée avenue Wood, cette lettre a été mise à la poste à Paris le 6 juillet? Je vous en ai, depuis adressé cinq ou six à l'Anse au Griffon. J’espère que toute cette correspondance vous parvient?

 

Je vous parlais dans mes dernières lettres de la guerre qui vient d’éclater entre la France et l’Allemagne. Quelque soit l’issue, elle aura du moins pour résultat de resserrer les liens d’amitié qui unissent les Canadiens et les Français car j’admire le beau geste de vos compatriotes qui vont combattre dans nos rangs.

 

La classe 1887, à laquelle j’appartiens, n’a pas encore reçu d’ordre d’appel. À cela rien d’étonnant. La mobilisation s’accomplit méthodiquement, par l’appel successif des classes de réserve de l’active, de la territoriale et de la réserve de la territoriale. En tout 27 classes, donnant un total de 4 millions d’hommes au minimum. Or pour habiller, équiper et armer une masse aussi importante, il faut au minimum un mois. Je pourrais donc être appelé que vers le 1er septembre. Cependant certains de mes camarades sont partis le premier jour de la mobilisation pour garder les voies ferrées et j’aurais fort bien pu être appelé avec eux. À la gendarmerie où je me suis présenté on m’a dit de patienter, que mon tour viendrait, que toutes les classes seraient vraisemblablement mobilisées. Cette attente est un peu énervante, mais l’action n’a pas l’air d’être engagée à fond, l’Allemagne ayant, sans doute les mêmes difficultés que nous à concentrer ses troupes

 

Mes amis Abella,  Hébrard, Du Roure sont partis depuis plusieurs jours. Je suppose que Dulieux est en route pour rentrer en France. Hélas! Que tout cela est triste, ma pauvre enfant et quel serrement de cœur en pensant que dans un mois ou deux quelques-uns d’entre eux peuvent avoir été touchés… En pleine jeunesse. Oh! oui chère mignonne priez pour eux!  Priez pour que de semblables atrocités cessent de déshonorer l’humanité.

 

Paris, si gai d’ordinaire a pris une physionomie bien triste. La plupart des magasins sont fermés pendant le jour et tous, cafés compris, sont fermés par ordre à huit heures du soir. C’est ce que l’on appelle l’état de siège. Par bonheur il n’y a aucun désordre dans les rues, mais que de visages rongés par les larmes!

 

Que n’avez-vous été là, chère mignonne, pour admirer la grandeur d’âme de cette nation française. Vous auriez vu l’entrain avec lequel partent ces jeunes gens. Beaucoup d’entre eux devaient cependant avoir le cœur bien gros en embrassant une dernière fois leur femme et leurs enfants, mais aucun ne semblait avoir de défaillance. et lorsque le train s’ébranlait pour les diriger vers les champs de bataille il semblait vraiment qu’ils partissent tous pour une partie de plaisir.

 

J’occupe mon attente en faisant du jardinage. Je pioche et je bêche dans le jardin de mon ami Varin. Dans quelques jours sans doute j’échangerai la pioche contre un fusil… À la volonté de Dieu...

 

Croyez chère mignonne à ma fraternelle amitié

votre Jules

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 Paris 18 août 14 

 

Ma charmante petite amie

 

Je viens de recevoir une gentille lettre, datée du 5 août, Anse au Griffon et signée « une canadienne ». La profonde perspicacité, qui a maintes reprises fit votre admiration m’a fait deviner que cette lettre était de vous. N’en soyez pas trop étonnée ; je ne connais au Canada qu’une seule Canadienne qui m’écrive, de même que je n’écris qu’à une seule Canadienne, mais celle-ci lit mes chefs-d’œuvre dans le recueillement, sur la grève de l’Anse au Griffon.

 

Déjà les bruits de guerre ont franchi l’océan pour pénétrer dans ce petit pays me dites-vous? Que votre repos n’en soit pas troublé, chère mignonne. Vous ne recevez que de loin les échos du canon qui fauchent en ce moment nos chers amis. Ici, quoique beaucoup plus près du théâtre des opérations, nous n’avons que des nouvelles tronquées, presque toujours rassurantes, d’ailleurs, mais nous vivons, depuis 15 jours dans un état d’énervement insupportable. Que se passe-t-il là-bas, sur cette frontière ou sont opposées, l’une à l’autre, deux armées de plus d’un million d’hommes et quel sera le résultat de cette lutte sauvage? La France a le bon droit de son côté. Elle a de plus l’héroïsme de ses enfants et je doute fort que les hordes germaniques et autrichiennes aient raison du courage de nos soldats, mais hélas! Cette confiance n’est pas une condition suffisante pour le succès de nos armées.

 

Notre mobilisation est à peu près terminée. Cela veut dire qu’à l’heure actuelle plus de 3 millions de Français ont rejoint leurs postes. Il ne reste plus que les gardiens du territoire, dont je fais partie et qui sont appelés au fur et à mesure des besoins. Quoique mon tour ne soit pas arrivé, puisque je n’ai encore reçu aucun ordre de convocation, je m’attends toujours à partir d’un jour à l’autre. L’appel de ma classe dépend des événements, qui peuvent brusquement se précipiter. Dans tous les cas je suis, de par la loi, obligé de me tenir à la disposition du ministère de la guerre et, par suite, retenu en France pour une période indéterminée. En attendant ma convocation, je vais partir dans ma famille à Bordeaux, et là j’attendrai les événements. 

 

Combien je suis heureux, chère mignonne, d’être resté un mois de plus à Montréal, avant de partir en vacances! Quand pourrons-nous reprendre maintenant ces doux instants d’amitié? La guerre peut durer trois mois, plus peut-être, et vous serez, depuis bien longtemps, retournée dans votre petit logement de la rue Saint-Hubert, lorsque la sonnerie du téléphone vous annoncera le retour de votre ami. Écrivez-lui, cher Lili, continuez à être pour lui ce que vous avez été depuis si longtemps. Vous pourrez compter sur sa reconnaissance.

 

Je suis bien seul ici, à Paris, aussi je m’échappe le plus possible auprès de mes amis, à Ablon, et là je continue à jardiner. J’ai, cette semaine, semé des plants de haricots, de salade, etc. Cette vie de campagnard me plaît infiniment. Je fais le rêve d’avoir plus tard, un petit jardin à moi, dans lequel je me promènerai avec de gros sabots et un grand chapeau de paille. J’entends déjà la voix de ma petite femme me criant : Jules fais attention prends garde ne pas attraper des coups de soleil, Jules prends garde de n’avoir pas trop chaud… À quoi je répondrai sans doute : voyons mignonne il faut bien que j’arrose les fleurs et le jardin.

 

Vous m’avez donné la raison du changement de programme dans vos vacances et j’ai vu avec plaisir que votre charmante sœur vous avait rejoint dans votre villégiature. Je vous devine donc bien heureuse car il ne peut être pour vous de plus grand bonheur que la compagnie de votre mère et de vos sœurs. Mais que faites-vous de toutes vos journées? Vous avez oublié de me le dire et je serais bien curieux de le savoir me feriez-vous la surprise de me broder une jolie bourse avec un et «E» et un «J» entrelacés?

 

Pour tuer le temps à Paris je plonge dans la lecture des journaux, qui paraissent à toute heure du jour et qui répètent tous et toujours la même chose, et comme les bruits de guerre ont fixé ma pensée sur les choses de la guerre, je relis aussi avec passion toutes les grandes épopées de l’histoire. Je passe ainsi des après-midi entières le nez plongé dans les livres d’histoire, essayant de deviner, dans les données du grand problème nouveau qui vient de se poser, quels sont les facteurs qui peuvent assurer nos chances. Je pense aussi beaucoup à ce que seront les conditions économiques à la fin des hostilités. Vous vous rappelez sans doute que bien souvent dans nos conversations, je vous parlais des crises probables dans le cas d’une guerre européenne, et que je vous disais que la répercussion se ferait vraisemblablement sentir jusqu’au Canada. Mais les troubles économiques ne seront que passagers et, de même qu’après tous les grands bouleversements, une longue période d’activité remettra toute chose en ordre.

 

Avant de quitter la capitale je suis allé prendre des nouvelles de certain costume que j’avais commandé au magasin du Bon Marché et qui me semble bien long à fabriquer. On me livrera ce costume samedi, m'a-t-on dit. Je le placerai soigneusement dans ma malle de cabine, où il dormira en attendant mon retour.

.

Les lettres qui me seront adressées à Paris me suivront en province. Donc inutile de donner de nouvelles adresses. Je vous écrirai dès mon arrivée à Bordeaux.

Croyez chère mignonne à ma très respectueuse amitié

 

Jules

Mon meilleur souvenir à votre chère maman et à vos charmantes soeurs.

 

PS: avez-vous reçu les photographies?

Cartes postales de LaRochelle
 

Dans cette lettre écrite au verso de trois cartes postales, le ton a changé et l'inquiétude de Poivert envers ses proches, parents et amis, transparaît.  Après un mois de guerre sanglante, les nouvelles des morts ou disparus  se concrétisent et de plus en plus de blessés et d'estropiés retournent à la maison.
 

 La Rochelle  4 septembre

 

Combien il me tarde de vous revoir chère mignonne et quelles tristes vacances je passe cette année. Toute ma famille est plongée dans la désolation. Sept de mes neveux sont partis à la guerre. On est sans nouvelles de ceux qui ont pris part au combat sur le front. Je vais consulter les listes des morts et des blessés, tremblant de voir le nom de ces pauvres enfants. il y a deux jours j’étais à Marmande, ville de garnison de mon neveu Henri. Là on m’a dit que son régiment avait été décimé, près de Charleroi, en Belgique. Il y a plus de 500 morts et blessés.

 

Aujourd’hui, je suis à la Rochelle port de guerre à 100 miles de Bordeaux.  J’ai retrouvé là mon neveu Charles, sergent de l’armée territoriale, qui a laissé à Bordeaux sa femme et ses deux petites filles

 

Combien de temps durera cette effroyable boucherie? Toute la France est encombrée de blessés. Dans la seule journée d’hier il il en est arrivé plus de deux mille à Bordeaux. Le chiffre total est tellement élevé que le gouvernement ne fait aucune communication à ce sujet mais il n’est certainement pas inférieur à cent ou cent-cinquante mille. Et ce n’est pas fini!! Pour éviter les hécatombes, le généralissime semble avoir pris le parti de laisser s’épuiser les forces allemandes. On se contente donc de les maintenir jusqu’au grand effort final.

 

Malgré tout, le pays est très calme et les soldats partent toujours en chantant. Quelle admirable abnégation

 

On a, jusqu’ici appeler 3 millions d’hommes. Il ne semble pas que le gouvernement veuille appeler les dernières classes de réserve de territorial. Les hommes au-dessus de 40 ans ne pourraient pas supporter les privations et les fatigues d’une longue campagne.

Songez que les soldats restent des 15 jours sans se déshabiller.

 

Si je ne suis pas appelé d’ici un mois je demanderai la permission de repartir en Amérique. Peut-être suivant la tournure des événements cette permission me sera-t-elle accordée.

 

Écrivez-moi chère mignonne. Merci pour votre gentille carte du 16 août. Mes respects à vos chers parents, bien fraternellement votre

 

Jules Poivert.

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Edmond Dyonnet par Georges Horne Russell

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Aristide Beaugrand-Champagne

Paris 25 ?(sans doute septembre) 14 

 

Charmante Mademoiselle Lisa

 

En rentrant à Paris, j’ai trouvé deux lettres émanant de mes collègues monsieur Dyonnet et Beaugrand-Champagne et qui, en l’absence du directeur de l’école, me rassuraient sur la situation des professeurs français mobilisés ou mobilisables. La corporation a décidé de prolonger la durée des vacances de ses professeurs pendant toute la durée de la guerre, afin que, sans inquiétude nous puissions remplir nos devoirs de Français.

 

Mon intention avait été celle-ci ; m’informer au ministère de la date de l’appel de ma classe, puis de filer rapidement à Montréal pour donner de l’ouvrage à mes élèves, leurs faire quelques cours de composition, et revenir en France pour rejoindre mon corps. Malheureusement, au ministère on n'est guère plus renseigné que je ne le suis moi-même. Ma classe peut être appelée demain, si le besoin s’en fait sentir. En ce moment les armées sont au complet et le gouvernement préfère tenir les hommes dans leur foyers que de les garder dans les casernes en attendant l’époque d’une action utile. Si les Allemands sont repoussés au-delà de la frontière et que nos armées aillent opérer chez eux, chose qui peut se produire d’ici huit jours, les classes de territoriales seront immédiatement convoquées. Si au contraire l’ennemi gagne du terrain, nos casernes regorgeront de soldats, et l’appel de la territoriale pourra être indéfiniment ajourné. Toutes ces opérations sont un peu difficiles à comprendre, pour les gens non initiés. Beaucoup de personnes s’imaginent que tous les Français n’ont qu’à sauter sur un fusil et à se diriger vers la frontière, mais ici, où tout le monde est soldat jusqu’à 48 ans les choses se passent tout autrement, et vous seriez sans doute bien étonnée si je vous disais qu’un grand nombre de régiments de l’armée active ne sont pas encore allés au feu. Quant aux territoriaux, leur appel dépend des circonstances. Par exemple si les Allemands étaient arrivés jusqu’à Paris, tous les hommes résidant ici auraient été appelés immédiatement, et je me serais trouvé aux premières lignes. Mais, comme vous l’avez appris par la lecture des journaux, le plan allemand a complètement échoué grâce à l’héroïsme des Belges et à la belle attitude de nos alliés Anglais. On parle beaucoup ici de l’arrivée des Canadiens mais je n’ai pu avoir confirmation de cette  arrivée.

 

Sans doute, chère mignonne vous êtes à Montréal depuis longtemps. Qu'y faites-vous? Les cours du Monument National ont-ils repris? Je serai bien heureux de recevoir de vos nouvelles.

Présenter mes respects à votre chère maman et à toute votre famille

Votre bien respectueux ami

Jules Poivert.

48 Assas

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Les conséquences de l 'horrible guerre se font sentir de plus en plus.  Dans la lettre qui suit, il n'est plus question de statistiques.  La guerre se rapproche et fait des victimes dans l'entourage immédiat de Jules Poivert.  Des amis portés disparus dès le début des hostilités.  D'autres, officillement décédés au combat.

 Paris 23 octobre 

 

Charmante Mademoiselle Lisa

 

Je reçois à l’instant, de ma petite amie de Montréal, une bien gentille lettre. Je craignais qu’elle ne m’oubliât un peu et ne me comptât déjà parmi les disparus. Comme je ne suis plus là, hélas, pour aller la chercher au Monument et la reconduire rue Saint-Hubert en faisant un petit bout de causerie, je m’inquiétais beaucoup de savoir si quelque galant Canadien ne profiterait pas de mon exil forcé pour prendre ma place. La dernière phrase de la lettre « la distinguée professeur n’aura plus de compagnon pour revenir » m’a rassuré complètement à ce sujet.

 

En attendant qu’il me soit donné de revivre ces instants pleins de charme, je broie du noir ici. À l’inquiétude toujours croissante s’ajoute l’ennui des journées vides et des soirées plus tristes encore. C’est que Paris, si gaie d’ordinaire, semble une ville morte à partir de 20h. Tous les magasins et cafés sont fermés, par ordre de l’autorité militaire, et les rues, entièrement plongées dans l’obscurité sont désertes. D’ailleurs, de tous mes amis, un seul est resté à Paris : tous les autres sont partis, et prêt à aller au feu. De temps à autre l’un deux fait son apparition dans la capitale, pour quelques heures seulement. C’est ainsi que, depuis le début des hostilités j’ai aperçu le jeune Hébrard en tenue de campagne, naturellement. Lundi dernier c’est mon ami Abella (NDLA: sans doute l'architecte Charles Abella) qui est venu me surprendre. Son régiment est, pour quelques jours, dans le camp retranché de Paris, à une vingtaine de milles d’ici environ. J’en ai profité pour aller lui rendre visite jeudi, et c'est en rentrant que j’ai trouvé votre charmante lettre.

 

Vous voyez, chère mignonne quel plaisir je dois goûter à lire les lettres de mes bons amis et aussi à leur répondre. La crainte que vous exprimez au sujet de vos lettres qui, dites-vous, ne me parviendrais plus si je partais au feu, n’est pas justifiée, car une lettre ne peut s’égarer, et le pire qui puisse arriver est qu’elle soit remise au destinataire avec un gros retard, mais cela vaut mieux sans doute que de rester indéfiniment dans l’inquiétude. D’ailleurs de sérieuses améliorations ont été apportées dans le service postal, car je vois que votre dernière lettre n’a mis que 10 jours pour venir de Montréal, ce qui est très normal.

 

Vous oubliez dans votre lettre de me parler de votre ami Mlle Margot Forget. Vous m’aviez chargé à son sujet d’une petite commission restée en souffrance. Votre ami est-elle mariée? Ou son mariage est-il ajourné?

 

Il est une autre commission dont je me suis acquitté, ainsi que je vous le marquais, je crois dans l’une de mes lettres du mois d’août. Une grande boîte, renfermant un joli costume bleu, avec large ceinture noire, attend depuis près de deux mois déjà que je me décide à lui faire faire la traversée. Grand Dieu!! Si la mode allait changer d’ici la fin de la guerre? Ne serait-ce pas là un petit malheur de plus à ajouter à tous les autres, chère mignonne

 

Je n’ai pas de nouvelles de mes neveux. Mes sœurs sont très inquiètes. Malgré tout, nous espérons toujours, car leur nom ne figure pas sur les listes des morts ou des blessés.  Peut-être sont-ils prisonniers en Allemagne? 

 

Madame Dulieux est passée à Paris la semaine dernière, mais comme elle n’est restée que quelques heures, je n’ai pas eu le plaisir de la voir. Son mari est toujours à Besançon, je crois, c'est du moins là qu’elle est allée le rejoindre.

 

Je suis passé plusieurs fois chez Ernest Hébrard pour demander de ses nouvelles. Les bruits les plus alarmants circulaient à son égard. Son frère n’a plus entendu parler de lui depuis le début de la guerre. Même absence de nouvelles pour Du Roure, dont le plus jeune frère a été porté officiellement sur la liste des morts. Je passerai demain matin prendre des nouvelles chez les uns et les autres, et vous les marquerez à la fin de la présente lettre.

 

J’espère que, à moins d’être complètement fou, votre beau-frère Marchand renoncera pour quelques temps à son voyage en Espagne. Il aura pour cela d’excellentes raisons. La meilleure est qu’à moins de se terrer dans quelque coin de l’Espagne et d’attendre la fin des événements, il risquerait fort de passer des vacances désastreuses. On ne peut plus circuler en France. Les trains mettent plusieurs jours pour aller de Paris à la frontière et encore pour voyager faut-il montrer à chaque instant patte blanche. Dans la seule journée d’aujourd’hui, j’ai été arrêté trois fois par les sentinelles du camp retranché de Paris. Bien plus, parti le matin du petit pays où j’étais allé voir mon ami Abella pour faire un peu de route à pied avant de reprendre le train, je n’ai pu trouver à déjeuner qu’à une heure de l'après-midi, tout étant accaparé par la troupe. Vous voyez l’agrément de voyager ici en ce moment.

 

Je vous enverrai des cartes postales représentant quelques épisodes de la guerre. Vous verrez dans quel état de dévastation se trouve le pays après le passage des Allemands.

 

Je vous envoie toutes mes amitiés, chère mignonne et vous prie de présenter mes bons souvenirs à votre chère maman et à toute votre famille.

Votre bien respectueux

 

Jules Poivert

 

Samedi matin

Je viens de passer chez Hébrard et chez Du Roure

-Ernest Hébrard a disparu fin août à la bataille de Condé sur Escaut où son régiment a été anéanti

-Jean Hébrard, qui appartenait au camp retranché de Paris est parti au feu vers le 10 septembre. Depuis lors on a plus de nouvelles.

-René Du Roure est disparu depuis le milieu d'Août. Son père a vainement écrit un peu partout en Allemagne pour voir s’il n’était pas prisonnier.

-Henri Du Roure est mort le 21 août près de Nancy.

-Jean Boucher (réserve de territoriale) n’est pas encore appelé. Il avait demandé à devancer son appel mais cette autorisation n’a pas pu lui être accordée.

 

Presque tous ces morts ou disparus se sont battus dans la dernière semaine d'Août, c’est-à-dire au moment de l’invasion allemande.  Comme plus de 100 000 prisonniers sont en Allemagne, il faut encore espérer.

 Jules

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La grande armada du Canada, 1914
Peinture par Frederick Sproston Challener
Collection d'art militaire Beaverbrook CWM 19710261-0120

Le premier contingent canadien navigua vers l'Angleterre en octobre 1914 avec plus de 30 000 soldats. Des navires de la Marine royale escortaient le convoi formé de plus de 30 navires de ligne.

Camps de prisonniers en Allemagne 1914-18

À partir de 1915, les officiers alliés prisonniers sont enfermés dans des camps qui leur sont réservés, aux conditions de vie parfois moins rudes que celles que subies par les hommes de troupe. Par exemple, les officiers disposent de lits au lieu de sacs de paille.  Les cartes ci-dessous illustrent bien l'ampleur du nombre de soldats et d'officiers faits prisonniers par les Allemands pendant la Première guerre mondiale.

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Paris 25 novembre 14 

 

 

Charmante Mademoiselle Lisa

 

Je viens de recevoir votre gentille lettre du 11 novembre. Elle m’indique que vous n’êtes pas sans nouvelles du théâtre de la guerre, puisque vous me donnez, sur l’ami Du Roure, des renseignements que je ne possédais moi-même que depuis quelques jours. Les nouvelles des disparus commencent en effet à arriver. Mon neveu Henri, blessé et prisonnier en Allemagne, vient d’écrire à sa famille. Du Roure, très gravement blessé aux deux jambes a été fait prisonnier fin août. Ernest Hébrard est prisonnier à Magdeboug (voir carte plus haut). Max Doumic, mon prédécesseur à Montréal, a été tué devant Reims… etc.…

 

J’ai reçu une dépêche de Marchand me demandant des renseignements sur le sort de ses amis. Il m’annonce qu’il partira de Montréal le 5 décembre, pour venir à Paris. Je  crois bien, maintenant, que ma classe ne sera plus appelée. Je vois en effet des hommes de la classe 1896 (Fernand entre autres) qui ne sont pas encore mobilisés. Il est vrai que tous ces appels semblent être faits sinon au hasard, du moins suivant une loi bien obscure. J’ai écrit au ministère de la guerre pour lui demander de m’autoriser à rejoindre mon poste, à Montréal, en attendant l’appel de ma classe : je n’ai reçu aucune réponse.

 

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J’attends donc impatiemment une solution. Pour me distraire, je me suis replongé dans l’étude des mathématiques. C’est une vieille passion qui, sans peine, rallume chez moi le feu sacré. Je m’absorbe à tel point que je travaille presque tous les soirs jusqu’à minuit. C’est là la seule débauche que je me permette. Et, que pourrais-je bien faire, si je n’avais cette distraction, pour tuer ces mortelles heures d’inaction forcée?

 

Je m’aperçois que vous rêvez du costume dont je vous ai parlé, chère mignonne. Je vous l’aurais expédié depuis longtemps si la question de la douane ne m’avait tracassé. Je ne voudrais pas vous voir débourser en frais de douane une valeur supérieure à celle du costume. Comment faire? Je vais y réfléchir et faire le nécessaire pour vous contenter. Patienter encore quelques jours.

 

Puisque vous avez offert un Cupidon à Margot Forget, il est inutile que je me dérange pour son cadeau de noce. Je vois même que je serais arrivé un peu en retard, si j’étais retourné à Montréal fin septembre, mais comme on est jamais embarrassé pour un cadeau, je crois que vous en aurez trouvé l’emploi.

 

Depuis quelques jours il fait ici un froid du loup, et je retrouve, après cinq années, les mêmes difficultés pour me chauffer. (C'est le premier hiver de Jules Poivert à Paris depuis 1909) Quel travail? J’ai commencé par calfeutrer toutes mes fenêtres avec des bourrelets, ce qui n’empêche pas l’air de me geler les jambes. Puis j’ai fait provisions de charbon, briquet, margotin, allume-feux, etc. résultat : je gèle. Quand donc irai-je me réchauffer à Montréal?

 

Vous attendez sans doute mon retour pour recommencer la partie de bridge. J’aurai besoin de reprendre des leçons si je veux faire une partie honorablement.

 

Je vous envoie une très jolie carte postale, parue ces jours-ci, c’est tout ce que j’ai trouvé d’intéressant dans la collection de celles qui concernent la guerre.

 

Je vous prie de présenter mes respectueuses amitiés à votre chère maman et à toute votre famille.

Votre bien respectueux ami

Jules Poivert

Après cinq hivers de suite passés à Montréal, Jules Poivert doit se réconcilier avec l'hiver parisien, gris, froid et humide, dans des appartements mal isolés et impossibles à chauffer.  Dans la lettre ci-dessous, il est encore question du fameux costume, sans doute un tailleur, qu'il a fait faire pour Lisa il y a plusieurs mois et qu'il finit par lui acheminer pour Noël.  Pendant ce temps, les troupes canadiennes commencent à s'organiser.  Plus de 650 000 Canadiens participeront à cette guerre et 66 000 perdront la vie.  On comptera plus de 170 000 blessés.

Paris 15 décembre 1914

Charmante Mademoiselle Lisa

 

J’aurais bien voulu être à Montréal au début de la nouvelle année pour avoir le plaisir de vous offrir, moi-même, vos étrennes, mais il m’est impossible de réaliser complètement ce désir, rien ne m’empêche, par contre, de vous envoyer ces étrennes, sous la forme d’un beau costume bleu, à manches de satin et large ceinture noire, dont l’expédition vient de vous être faite par le Bon Marché.  Je n’ai rien trouvé de mieux, en effet, que de m’adresser à ceux qui m’avaient vendu le costume, pour en faire l’expédition. La livraison en sera faite à domicile, et j’ai acquitté tous les frais. Vous n’aurez donc rien à débourser. S’il y avait quelques difficultés avec la douane, il est entendu, entre l’expéditeur et moi que ces droits de douane sont à ma charge.

 

J’espère que vous me ferez l’amitié d’accepter ce modeste cadeau sans élever de protestation, étant bien décidé, d’ailleurs, de les repousser avec la dernière énergie.

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Ma lettre a été interrompue ici par un bruit insolite provenant de l’étage au-dessus. C’est votre beau-frère qui s’acharne à sonner à cet étage alors que la concierge lui crie, dans l’escalier, de monter un étage plus haut. Car il est arrivé à Paris, en faisant, comme toujours, beaucoup de bruit.  Je suis donc accaparé pour une partie de la journée.

Votre beau-frère m’a dit que vous aviez été souffrante. J’espère que vous vous êtes promptement rétablie!  Il paraît qu’il se passe des choses extraordinaires au Canada? Asselin aurait manifesté l’intention de s’engager comme interprète? Hercule Barré, Collinet, etc. etc. sont partis à la guerre? La vie doit être bien désorganisée, là-bas. Vous voici, sans doute réunis avec madame Marchand pendant l’absence du parisien. Il parle de demeurer ici jusqu’à la fin de la guerre, pour jouir du spectacle de l’entrée à Paris des troupes victorieuses.

 

J’ai reçu aujourd’hui une lettre de madame Dulieux. Son mari va bien. Aucune fâcheuse nouvelle ne m’est parvenue, concernant mes neveux. Mais hélas! La guerre ne semble pas devoir finir de sitôt.

 

Je me distrais toujours en travaillant les mathématiques. Cela me fait un peu oublier les tristesses de l'heure présente. Malgré toutes les démarches que j’ai faites, je n’ai pu obtenir, du gouvernement militaire, d’autres réponses que celle-ci: tenez-vous à la disposition de l’autorité jusqu’à votre ordre d’appel. J’attendrai donc stoïquement

 

Envoyez-moi quelques gentils petits mots et dites-moi si le costume vous a plu.

 

Présentez à votre chère maman et à vos parents mes respectueuses amitiés

Votre bien respectueux

Jules Poivert

La première division canadienne qui combattit en Europe comportait principalement des troupes du premier contingent qui avait pris la mer à l’automne 1914 en tant que division particulière sous commandement britannique, au grand dam des nationalistes canadiens-français, tels Olivar Asselin, désireux de se battre pour défendre la France. Les forces canadiennes outre-mer devenant de plus en plus nombreuses et complexes, cela amena la création en septembre 1915 du Corps canadien qui demeura cependant sous commandement britannique jusqu'en juin 1917. 

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 Paris 9 janvier 15 

 

Charmante Mademoiselle Lisa

 

J’ai été très touché de vos souhaits du nouvel an, ainsi que de ceux de votre chère maman. J'avais bien raison de penser que vous finiriez par m’envoyer des vers. J’ai déchiffré ceux-ci à l’aide de mon dictionnaire, mes progrès en anglais étant très lents, quoique très sûrs. Vous ne me donnez pas de grands détails sur la vie canadienne, ayant sans doute compté sur votre beau-frère pour me renseigner à ce sujet. De fait, il m’a renseigné assez vaguement sur ce qui se passe là-bas, mais il est certaines choses qu’il ignore, et dont j’aimerais entendre parler : qu’est devenu le costume bleu que je vous ai fait expédier par le Bon Marché. L’avez-vous reçu? Vous plaît-il? Ne me suis-je pas trompé sur vos goûts?

 

J’ai passé la journée du 1er janvier avec Marchand. Le camarade Hébrard, en permission à Paris devait nous rejoindre, mais un retard lui a fait manquer le rendez-vous. Nous devons dans le courant de la semaine prochaine aller lui rendre visite dans le port où il est caserné, aux environs de Paris.

 

La classe 1887, à laquelle j’appartiens vient d’être libérée provisoirement. Peut-être, de ce fait vais-je obtenir l’autorisation de retourner à Montréal, jusqu’à nouvel appel en masse de cette classe. Dans ce cas je serai à Montréal dans les premiers jours de février. Mais ne vendons pas la peau de l’ours……

 

J’ai travaillé avec acharnement quelques solutions de mathématiques. Je suis en pourparler avec un journal de mathématiques de Paris qui doit en faire la publication.

Je n’ai pas de trop mauvaises nouvelles sur le sort de mes neveux. Je vous ai dit que l’un deux est prisonnier en Allemagne. Les autres sont sur le front, où, jusqu’à présent rien de fâcheux ne leur est arrivé. Cependant ils trouvent cette guerre bien longue, et leur sort, dans les tranchées, bien misérable! Quand donc tout cela finira-t-il?

 

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J’espère recevoir, ces jours-ci des nouvelles de l’École polytechnique. J’ai écrit au directeur et à mes amis pour savoir ce qui s’y passe. J’ai reçu des nouvelles de Dulieux et de sa femme. Tout va bien jusqu’à présent. J’ai rencontré les parents de Du Roure qui m’ont donné des nouvelles un peu plus rassurante sur la santé de ce brave garçon.

Marchand a rencontré, à Paris, Hercule Barré, qui profitait d’une permission de quatre jours pour venir visiter la capitale. Le contingent canadien est encore en Angleterre, mais son départ pour la France doit avoir lieu vers le milieu du mois de janvier.

 

On a toujours ici, le plus grand espoir, sur le succès final des armées alliées, mais il reste encore une besogne terrible à faire.

 

À bientôt j’espère, charmante Mademoiselle Lisa, et, en attendant, mes respectueuses amitiés pour vous et vos parents.

Votre bien dévoué

Jules Poivert

La Presse 15-04-1915

 Paris 27 janvier  15

 

Charmante Mademoiselle Lisa

 

Je reçois votre gentille lettre du commencement de janvier. Je ne suis pas surpris du retard que vous me signalez dans la réception du costume en question. Les services sont un peu bouleversés depuis le début de la guerre. Mais espérons que ce retard n’atteindra pas trois mois comme vous semblez le craindre.

 

Peut-être vous êtes vous trop hâtée de me remercier? Si le costume ne vous plaisait pas et si vous décidiez de me le renvoyer, pour l’échanger contre un autre? Vous pourriez ainsi, dans quelques mois bénéficier de la nouvelle mode.

 

Je vous disais, dans ma dernière lettre que j’avais entrepris des démarches auprès des autorités militaires pour obtenir un congé provisoire. Je n’ai reçu aucune réponse à cette demande, mais une courte note, parue dans les journaux m’a enlevé tout espoir de retourner au Canada avant la fin de la guerre. Le généralissime conserve à sa disposition tous les hommes des classes provisoirement libérées. De sorte que les congés sont impitoyablement refusés.

 

Votre dernière lettre renferme quelques petites instructions que je suivrai à la lettre. La commission dont vous me chargez sera ponctuellement faite, et je remettrai à votre beau-frère le colis en question en lui disant que j’enverrai à madame Le Boutillier de la pâte à faire reluire les couteaux. Si Marchand ne change rien à ses projets, vous attendrez longtemps ce colis. Il compte rester en France jusqu’à la fin de la guerre, et, en tout cas jusqu’à l’été prochain. Il m’a pas l’air bien occupé ici et je ne l’aperçois que rarement; deux ou trois fois par semaine au maximum, nous allons faire une petite partie de billard. Le reste du temps il s’occupe de l’affaire Forget.

 

J’ai reçu des nouvelles de l’École polytechnique. Le directeur m’a écrit une longue lettre, très aimable, pour m’informer que l’école attendait tranquillement notre retour, mais ne comptait guère sur nous avant le mois d’octobre prochain ; en tous cas que nos appointements étaient régulièrement versés à la banque, à notre compte, à la fin de chaque mois. Que pourrais-je désirer de plus? La corporation ne pourrait être plus généreuse et délicate à notre égard.

 

Je continue à étudier les mathématiques. Les solutions que j’ai portées à un journal de Paris sont examinées en ce moment. Si elles sont reconnues nouvelles et suffisamment démontrées, j’aurai le plaisir de les voir publiées.

 

Bonne nouvelle de mes amis et de mes parents. Les événements semblent décidément se dessiner en notre faveur. Nos alliés anglais amènent en France depuis le commencement du mois plusieurs centaines de milles hommes. Attendons-nous à des événements importants d’ici peu.

 

Je vous quitte, charmante Mademoiselle Lisette, en vous priant de transmettre mes respectueuses amitiés à vos chers parents.

Votre respectueux ami

Jules Poivert

et votre terrain?

 Paris 10 mars 15 

 

Charmante Miss Lisette

 

J’ai lu, avec grand plaisir, toutes les choses aimables renfermées dans votre gentille lettre du 14 février. Le costume est enfin arrivé! En bon état j’espère. N’avez-vous eu aucun ennui avec la douane? Je suis ravi de voir qu’il vous plaît et qu’il vous va bien. Je vous conseille de ne pas attendre mon retour pour l'étrenner, car il pourrait bien être passé de mode. Je suis en effet retenu en France pour de longs mois encore, et tout espoir d’un retour prématuré s’est définitivement évanoui. Et puis, quelle que soit la tournure des événements, pourrais-je retourner au Canada précisément au moment de la clôture des cours? Je n’aurai donc le plaisir de vous revoir qu’au mois de septembre prochain. Cela fera, si je calcule bien près de 15 mois d’absence.

 

Voici le printemps revenu à Paris. Juste au moment où je commençais à savoir entretenir mon feu, le soleil vient me narguer et rendre tous mes talents inutilisables. Je ne m’en plains pas. Les froids n’ont pas été très rigoureux, mais l’hiver parisien n’a pas la beauté de son confrère canadien. Il est plus humide et partant plus triste. Maintenant je vais pouvoir reprendre mes excursions à la campagne ; mes mathématiques vont en souffrir cruellement sans doute.

 

À propos de ces dernières, je suis toujours en pourparlers qui n’aboutissent pas avec mon éditeur, qui n’édite rien du tout. Je voudrais cependant vous dédiez un exemplaire de mon œuvre. Comme il y est question d’algèbre, je suis sûr que la lecture vous passionnerait et que vous l'apprendriez par cœur. Cependant, le jeune mathématicien qui examine mon travail me semble manquer d'érudition, à moins toutefois que ce soit mon œuvre qui en manque. Tout est possible!!

 

Les nouvelles que vous me donnez sur votre terrain m’étonnent beaucoup. Je ne puis croire que des sociétés organisées vendent des terrains qui n’existent pas ; ce serait tout simplement une vaste escroquerie. En tout cas j'éclaircirai ce mystère dès mon retour. Comme j’ai acheté toute autre chose qu’un bout de papier, il faudra bien, ou qu’on me donne un terrain, ou qu’on me remette mes 50 $! (voir ci-dessous Plateau Bon-Air)

 

Je crois que votre beau-frère Marchand est au bout de ses vacances ; il parle de retourner là-bas. Je vais donc m’occuper de la petite commission dont vous m’avez chargé. Nous nous rencontrons souvent pour jouer au billard et passons presque tous les dimanches ensemble, soit à flâner sur les boulevards, soit à faire des parties d'…?

 

J’ai reçu des nouvelles de l’École polytechnique. Je crois en effet que, comme vous le marquez dans votre lettre, mes élèves ont dû regretter mon absence, car ces braves garçons ont été privés de leçons qui leur seraient fort utiles dans l’exercice de leur art. Le plus triste c’est que plusieurs d’entre eux seront probablement diplômés à la fin de l’année sans avoir terminé leurs études.

 

J’apprends que tous les travaux sont arrêtés à Montréal et que les affaires sont dans le marasme. Heureusement que la guerre va bientôt terminer, les alliés commençant à être les plus forts, et que la vie reprendra normalement. Mais que de ruines!

 

J’apprends également que Mademoiselle St-Denis a déménagé sans laisser de nouvelle adresse, emportant avec elle, mes souliers vernis et quelque peu de linge que je lui avais confié lors de mon départ. Peut-être s'est-elle engagée dans la Croix-Rouge et reviendra-t-elle après la guerre.

 

À bientôt de vos bonnes nouvelles charmantes Mademoiselle Lisa

Et mes respectueuses amitiés pour vous et votre famille

 

Jules Poivert

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Pub parue dans Le Nationaliste 23 avril 1911

La Plateau-Bon Air

En 1910, Olivar Asselin, après quelques déceptions professionnelles dans le milieu journalistique et désireux d'améliorer la situation financière de sa famille qui vient de s'agrandir (naissance de Pierre, quatrième fils), accepte l'offre d'un ami pour le poste de secrétaire général d'une toute jeune société immobilière, le Crédit Métropolitain.    

La société a investi dans un grand domaine qui s'étend des rues d'Iberville à Papineau et de Bélanger au sud à Crémazie au nord.  Elle veut y faire du développement domiciliaire.  Asselin est en charge de la publicité mais désire aussi investir lui-mème et il encourage son entourage à faire de même.  Il est persuadé qu'il s'agisse là d'une bonne affaire (voir extrait publicitaire du devoir ci-dessous, vraisemblablement rédigé par Olivar Asselin).

Il convainc sa femme Alice d'investir le mince héritage que lui a laissé son frère John qui est décédé à l"âge de 31 ans par noyade (comme sa petite soeur Hermione sous ses yeux  près de 20 ans plus tôt).  Le beau-frère d'Olivar, J.O. Marchand, ainsi que sa belle-mère, Hélène Têtu (madame Charles Le Boutillier qui demeure avec sa fille Éliza) feront également partie des investisseurs.   Éliza et Jules Poivert ont-ils aussi participé au placement immobilier?  Sans doute s'agit-il des terrains desquels il est question dans les missives ci-dessus.  Plus tard, en juillet 1917, dans une lettre de félicitations envoyée d'Europe à Jules et Éliza pour leur marriage, Olivar Asselin exprimera ses remords concernant les pertes financières occasionnées à sa belle-famille.

Voici l’automne, et comme il a fait un temps de chien tout l’été, nous aurons d 'ici à la mi-novembre un temps idéal. Les feuilles ne rouilleront point comme elles font quelquefois par les alternatives de pluie et de gel; mais elles revêtiront graduellement, par couches imperceptibles, cette belle teinte ambrée qui est, à l'automne, la gloire de nos monts et de nos plaines. Voici l’automne, et le citadin qui n’a songé de l’été qu'à s’amuser — Dominion Park, île Sainte-Hélène, Parc Lafontaine; petits chevaux de bois, bains et gondoles — va tourner sa pensée aux affaires sérieuses. Des centaines de pères de famille présents et futurs qui n'ont pas encore de foyer— ouvriers, employés de commerce ou d’administrations, marchands, hommes de tout âge et de toute condition sociale— voudront, par les beaux dimanches de septembre et d’octobre, prendre contact avec la terre et se chercher un coin de terre pour y ériger leur demeure.

Ceux-là se dirigeront tout naturellement vers le PLATEAU BON-AIR, l’endroit par excellence de l’île de Montréal pour la construction d’une maison nouvelle.

Depuis quelque temps le PLATEAU BON-AIR ne faisait pas de bruit dans les gazettes, mais on en parlait, quand même un peu partout, à Montréal, et ses agents faisaient de fructueuse besogne. Il entend faire pa le de lui cet automne.

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Le Devoir 24 septembre 1910

Des centaines de personnes iront demain (dimanche) „ après-midi voir ie PLATEAU BON-AIR, ou nord-est du terminus actuel du tramway de la rue Papineau, dans le quartier Saint-Denis. Ils trouveront au terminus du tramway rue Saint-Zotique, des agents qui les conduiront sur la propriété et leur fourniront tous les renseignements requis. Un drapeau canadien arboré à l’entrée du Plateau indiquera la route à ceux qui n'auraient pas d'agent sous la main. Des objets utiles seront donnés en cadeaux aux visiteurs, dames ou messieurs.

Le prix des terrains au PLATEAU BON-AIR est le moins élevé de l’île de Montréal.

Le PLATEAU BON AIR est à six arpents du tramway de la ville.

Le PLATEAU BON-AIR est sur l’intersection des rues Iberville et Bélanger. Il est aussi traversé dans le sens de la longueur par les rues Dufresne et Poupart.

Les terrains du PLATEAU BONAIR tripleront de valeur d’ici à dix ans.

Une promenade au PLATEAU BONAIR est un repos pour le corps et pour l’esprit.  C'est aussi, quand on le veut, une excellente affaire.

En route, donc DEMAIN (dimanche) APRES MIDI pour le PLATEAU BON-AIR.

Et se rappeler encore une fois que tous les tramways de la ville conduisent à la rue Amherst ou à la rue Papineau, et par là au PLATEAU BON-AIR

Paris 15 avril 1915 

 

Charmante Mademoiselle Lisa

 

J’ai reçu, hier, votre gentille lettre. Elle m’annonçait le malheur qui vient de frapper la famille Asselin (il s'agit du décès de Claude Asselin, fils d'Olivar et d'Alice, survenu le 22 février 1922 à l'âge de 12 ans) . Je vous serais reconnaissant de leur présenter mes sincères condoléances.

 

Je ne suis nullement étonné des difficultés que vous avez eues avec la douane. J’avais cru cependant prendre toutes les précautions nécessaires pour vous les éviter ayant informé le Bon Marché que je prenais tous les frais à ma charge. Il y a encore là une erreur que je vais faire réparer. Tranquillisez-vous donc à ce sujet.

 

Votre séjour dans le palais de l’avenue Wood ne sera plus de longue durée. Je crois que cette fois-ci votre beau-frère va lever l’ancre. Il y a bien encore sur l’océan quelques corsaires allemands qui l’inquiètent, mais le souci des affaires commence à l’absorber de nouveau. Il traduit cela en disant qu’il ne veut pas laisser plus longtemps sa femme dans l’inquiétude. Son départ est définitivement fixé à samedi prochain.

 

Mais si vous déménagez pour retourner sur Saint-Hubert, sans doute ce sera pour peu de temps, car le printemps qui est si beau en ce moment à Paris et sans doute aussi à Montréal doit vous inspirer des velléités de départ à la campagne. Vous allez donc boucler les malles pour aller en Gaspésie, respirer l’air pur des montagnes

 

Pour moi, hélas j’en ai encore jusqu’au mois de septembre à respirer l’air de Paris. Les voyages ne sont guère agréables en France en ce moment. Peut-être ferais-je une nouvelle excursion à Bordeaux, pour revoir ma famille avant de retourner au Canada?

 

Tous ces projets sont évidemment subordonnés à la tournure des événements. J’estime et j’espère que la guerre sera terminée d’ici quelques mois, mais n’étant pas dans le secret des dieux je puis me tromper grossièrement

 

Cependant tout semble bien marcher pour nous. Malgré la résistance acharnée des Allemands, on sent que la machine craque et que tout l'édifice pourrait crouler d’un seul coup. C’est là un coup de théâtre auquel il faut s’attendre, quoique beaucoup de gens qui se prétendent bien informés disent que la guerre ne sera pas terminée avant un an.

 

L’armée canadienne grossit, dit-on, de jour en jour. Le capitaine Barré est passé à Paris, mais je n’ai pas eu l’occasion de le rencontrer. J’espère que le Canada n’aura pas trop de deuils à déplorer. En France ce ne sont que crêpes et voiles.

 

Je vous annonçais, la dernière fois, l’envoi du petit colis ou plutôt son départ avec les bagages de Marchand, mais peut-être l'attendrez-vous longtemps encore. En effet, tous ces bagages seront amenés à Montréal par la nouvelle cuisinière que Marchand à retenu ici. J’ai marqué, sur le petit paquet en question : « poudre pour faire reluire les kouto »; avant de le remettre à destination, vous l’ouvrirez pour prendre possession du petit flacon qui vous est destiné.

 

À bientôt de vos nouvelles charmantes mademoiselle Lisa

et tous mes respectueuses amitiés pour vous et votre famille

Jules Poivert

NDLA: jusqu'au début du xxe siècle, en Occident, le crêpe noir était utilisée en signe de deuil : on portait une étoffe de crêpe noir autour du bras ou à son manteau. Le voile, transparent, couvrait la tête ou simplement le visage.

Paris jeudi     (NDLA: sans doute après le 15 avril)

 

Charmante Mademoiselle Lisa

 

Au retour de mon déjeuner, je venais de m’installer pour dessiner lorsque ma femme de ménage a fait irruption dans mon appartement. Comme elle a 55 ans bien sonnés je n’ai pas perdu mon temps à lui compter fleurette et je me suis enfui dans un café en attendant son départ. J’en profite pour causer avec vous. Le papier sur lequel j’écris n’est peut-être pas de première qualité, mais comme je n’ai que des choses aimables à vous dire, vous négligerai, sans doute ce détail sans importance.

 

Je viens juste de recevoir votre gentille carte postale. Elle m’apprend que vous m’avez remplacé par une longue anglaise : je n’en suis pas trop jaloux. Sans doute je pourrais me venger en me promenant ici avec un anglais « ils sont fort nombreux en ce moment » mais absorber par une nouvelle passion, le dessin, je ne trouve plus le temps de faire des promenades. Depuis 15 jours voici la première heure de loisirs que je prends. Cela vous étonnera d’autant plus que sachant votre beau-frère à Paris vous supposez qu’il m’accapare. Mais vous ignorez que depuis une dizaine de jours il est parti à la campagne, à Chevreuse, avec Girouard, pour faire des aquarelles. Il m’a écrit d’aller le rejoindre là-bas. Je n’ai pas encore profité de son invitation.

 

Comme je vous le disais dans une de mes lettres précédentes, je suis allé au Bon Marché demander des explications sur le malentendu que vous me signaliez. L’erreur provient de ce fait que la plupart des employés sont partis à la guerre, ce qui met pas mal de désarroi dans l’administration. J’ai reçu des excuses et sans doute vous en recevrez de votre côté. En tout cas la chose est arrangée. J’avais bien fait de prendre toutes mes précautions et de vous avertir : la gaffe ayant pu être évitée tenons-nous pour satisfaits qu’elle soit réparée.

 

Vos braves Canadiens font parler d'eux en ce moment. Ils sont en train d’écrire l’une des pages les plus glorieuses de votre histoire, incitant ici la plus vive admiration. J’apprends que l’un de mes élèves, Routier, qui se trouvait à Paris au moment de la déclaration de guerre, est parti comme officier dans le corps expéditionnaire de Turquie. Plusieurs autres élèves de l’école polytechnique se sont engagés également.

 

Les nouvelles de la guerre sont très bonnes depuis quelques jours. Malheureusement nos familles souffrent de pertes cruelles. Je vous ai dit que l’un de mes neveux était blessé et prisonnier. Un autre vient d’avoir l’épaule brisée par une balle. Il est à l’hôpital à Lyon. Pour comble de malchance, c’est le beau-frère de celui-ci qui est allé le remplacer dans les tranchées de première ligne. Jugez de l’inquiétude de ma nièce en voyant parti son mari, en remplacement de son malheureux frère.

 

Décidément la Généralissime ne veut pas appeler la classe 1887. C’est vraiment dommage. Il ne sait pas de quel lapin il se prive. Si cette classe avait été appelée, il y a beau temps que les Allemands ne seraient plus en France. Donc, j’attends toujours, ou plutôt je n’attends plus mon ordre d’appel. Je vais recommencer mes démarches pour retourner au Canada à la fin des vacances. Suivant la tournure des événements, ces demandes aboutiront ou n'aboutiront pas. Je n’ose plus espérer une solution rapide du conflit sanglant qui menace de se propager encore en englobant la plupart des puissances restées neutres. Peut-être, cependant, cette extension serait-elle un puissant facteur en faveur d’une solution plus rapide.

Vous m’avez annoncé, dans votre dernière carte, l’envoi d’un article de journal me concernant. Or je n’ai rien reçu. N’auriez-vous pas oublié de joindre cet article à votre lettre? S'il est  rédigé en anglais, il va falloir un nouvel effort pour le déchiffrer, et cependant, avec les leçons sérieuses que vous m’avez donné, je devrais être très fort maintenant. Votre beau-frère Marchand, convaincu que je comprends très bien l’anglais m’a lu à différentes reprises plusieurs articles du Times concernant la guerre. J’ai pris l’attitude du monsieur qui comprend, quoique n’ayant pas saisi un seul mot de ce qu’il lisait. Sans doute prononce-t-il moins bien l’anglais que vous ou moi!!

 

Je m’arrête dans mon bavardage. Ma femme de ménage doit être partie maintenant et je vais me remettre à dessiner. Quand j’aurai fait suffisamment de progrès« hélas j’avais presque complètement oublié » je pourrai peut-être faire votre portrait, assise sur une pierre, sur les hauteurs de Westmount.  Ce sera très amusant.

 

En attendant je vous envoie mes bonnes amitiés, ainsi que mon meilleur souvenir pour toute votre famille

Votre respectueux

Jules Poivert

Parti de New-York à destination de Liverpool. le Lusitania est torpillé par un sous-marin allemand U-20 le 7 mai 1915, au large de l'Irlande.  Il ne met que 18 minutes pour sombrer,  faisant 1200 morts (sur 2000 personnes à bord.) 

Lettre de Lisa à Jules Poivert

Nous n'avons retrouvé qu'une seule lettre écrite par Éliza Le Boutillier à Jules Poivert durant cette période.  Elle est datée du 16 mai 1915.

 Charmant Monsieur Poivert

 

J'ai reçu votre aimable lettre du 15 avril. Vous annoncez de bonnes et de mauvaises nouvelles.

 

J’espère que cette guerre terrible finira bientôt comme vous le dites. Les victimes canadiennes sont déjà nombreuses; deux autres contingents sont prêts à partir; je vois que votre Hercule Barré a été sérieusement blessé; on dit même qu’il doit avoir une jambe amputée.

 

Marchand n’arrive pas à se décider à prendre le Rochambeau; après l’affreux désastre du Lusitania, il sera encore moins rassuré pour entreprendre le voyage.

 

Nous sommes revenus sur la rue Saint-Hubert. Si Eva n’aime pas à rester seule, nous y retournerons avec elle.

 

Ne soyez pas surpris si je vous renvoie le mandat poste ci-inclus; il vous appartient. Il m’a été envoyé par le Bon Marché d’après vos ordres. Je regrette tout l’ennui que cela vous a causé. Je suis très chic dans cette robe et je reçois beaucoup de compliments; il ne faut pas l’user avant votre retour!

 

À bientôt le plaisir de vous lire

 

Amitiés d’une canadienne

Elisa

16 mai 1915

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Malheureusement nous n'avons pas retrouvé les lettres de Jules Poivert écrites au cours de l'été 1915.  Nous savons, par contre, que ses démarches auprès des autorités ont fini par porter fruits puisque, le 13 août 1915, un passeport valide jusqu'au rappel lui a été émis.  Dans ce passeport, dont quelques pages sont illustrées ci-dessous, une étampe certifie son embarquement à Bordeaux le 4 septembre 1915 à destination de New-York.

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